dimanche 31 mars 2024

L'heure

C'est toujours la dernière heure. Au petit matin, quand je me suis réveillé trop tôt, quand je me suis couché trop tard et que la nuit a été trop courte, il y a dans ces minutes et ces secondes, avant que le réveil ne sonne, un gouffre qui aspire toutes les cellules de mon corps, toute la mémoire du vivant qui m'a traversé. Cette heure qui passe si vite sans jamais passer est l'heure du condamné à mort que je suis depuis ma naissance : la dernière heure de la nuit qui n'est suivie d'aucun jour, d'aucun espoir. 

Ils dorment tous, ceux qui devraient veiller. Ils m'ont tous abandonné, les uns après les autres, même les plus fidèles, même les plus tendres. Dans la chambre, il n'y a que le temps et moi, entre deux mondes qui n'existent pas, qui n'existent plus et qui n'ont peut-être jamais existé. 

Cette heure ne reviendra jamais, c'est ce que je comprends enfin, effaré, paralysé d'épouvante. Toutes les heures de ma vie sont citées à comparaître en celle-ci, qui les pulvérise et me révèle la supercherie. L'illusion se dissipe mais je n'ai pas d'yeux pour voir ce qui la remplace, pas de mots pour dire — mais à qui ? — le secret qui est levé, dans un flamboiement sec et sans reste. Toutes les symphonies sont réduites à une seule note qui n'en finit plus de retentir, les contrepoints sont enfin arrivés à leur terme, je me tiens au sommet du point d'orgue, en équilibre sur le tranchant de l'âme, et le silence qui m'entoure me remplit d'un effroi indicible. Je suis entré dans l'insensé, sans transition ni traduction.

Je voudrais ôter ce qui bouche mes yeux et mes oreilles. Tout parle de résurrection, ce matin, et je comprends enfin qu'elle n'aura pas lieu — pas pour moi. Je suis sorti du monde par la porte de service. Personne ne s'est aperçu de rien. Ça va continuer, comme si de rien n'était. Pas le moindre changement. On ne distraie pas le monde qui va, on le laisse poursuivre sa route. Il nous a toujours ignoré : c'est la condition de sa constance.

Il y a beaucoup de disparus, parmi les vivants, qui miment la vie avec un art consommé. Nous les croisons sans le savoir. Ils ont poursuivi leur chemin, mus par la force de l'inertie, sans que rien ne révèle le changement d'état : astres morts qui continuent de briller pour nos yeux paresseux. 

L'empilement des secondes qui jamais ne reviennent n'est qu'une vue de l'esprit incapable d'accepter la vérité : jamais une seconde ne s'est ajoutée à la précédente — ce serait sa négation. C'est un leurre destiné à nous faire croire à l'existence. En réalité chaque seconde annule la précédente, notre être étant inapte à se tenir à la fois dans deux présences : il ne peut y avoir qu'un seul présent. Je ne suis moi qu'à l'instant où je le crois, et ma mémoire remédie aux gouffres qui entourent ce point sans durée. Quant aux heures, n'en parlons pas ! C'est le goût de la comédie ou de la farce qui nous a donné l'idée de les inventer. Il suffit de vouloir écouter de la musique pour le savoir. L'effort que nous devons produire pour l'espace d'un instant croire y parvenir, les ruses de la mémoire, les artifices de la forme, tout cela n'est que l'acharnement héroïque d'un désespéré désarmé qui se dresse contre la Présence réelle, et qui, pour cela, a inventé l'idée du Temps et du Récit.

C'est toujours la dernière heure qui nous donne le goût de la vie, de la vie qui n'est plus. Toute la musique de Schubert nous parle de cette dernière heure, dans laquelle nous ne savons pas nous tenir sans hurler de terreur. Ne pas être désespéré c'est ne pas aimer vivre. Alors il répète, alors il varie, il passe du majeur au mineur, il s'enfonce dans les plis du temps qu'il crée, il revient sur ses pas, il ressuscite à chaque mesure, il déploie un alphabet naïf comme un mendiant qui sans illusions se nourrit d'un sourire. 

J'écris pour me délivrer du sentiment écrasant de ma lourdeur infinie. C'est un échec, bien sûr, mais durant le temps que je cherche mes mots, je n'y pense pas ; dès qu'ils ont trouvé leur place à l'intérieur de la phrase, il revient, plus fort que jamais, et la honte m'étouffe. La paix ne se trouve que dans ce qui ne dure pas. Dieu est le dieu des vivants, pas des morts. La vie passe. La littérature aussi. 


La littérature ne sait pas se tenir dans la dernière heure, et c'est heureux, mais elle ne cesse de le prétendre. Je suis une petite blonde fragile dans les bras d'un énorme ours brun. Il peut m'écraser facilement mais je me sens à l'abri de sa force ; alors j'y reste encore un instant, avant d'ouvrir les yeux, avant que le jour vienne me ravir à mon songe.