dimanche 24 octobre 2021

Décitation

Le malentendu est au commencement. Surtout de la littérature telle que je la conçois. Je le crois vraiment : mon seul talent littéraire, si tant est que j'en aie un, est de déciter — prendre la phrase d'un autre pour la mal re-produire, mal-entendue qu'elle serait. Prendre des vessies pour des lanternes, ou des lanternes pour des vessies, c'est ce que je fais de mieux. J'ai un don, pour ça, qui me donne cet air ahuri qui séduit les licornes. 

Sans malentendu, pas d'amour. Sans malentendu, pas de musique. Sans malentendu, pas de poésie, surtout ! « Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir. » Depuis que je suis enfant, ce mal-entendre me sauve et me suave. Après tout, qu'est-ce que la littérature, sinon une perpétuelle citation déportée, dévoyée, parfois pour le pire mais toujours pour le meilleur ? Les écrivains ne font que rependre (de travers) ce qu'ils ont lu ou entendu ailleurs. C'est le travers qui crée, et l'ailleurs qui sertit. C'est la déviation et la dévotion qui permettent de faire du neuf, ou d'en donner l'illusion.

La poésie est l'art d'entendre (et de faire entendre) de travers. Un mot pour un autre, un son pour un autre ; un mort pour un autre, un sort pour un autre. Il n'y a pas de traduction. La traduction est un rêve. Il n'y a que des sons, des mots, des verbes, des phrases, des virgules, des images qui ne montrent pas, des substantifs qui perdent toute substance en cours de phrase, ou qui en produisent une autre, improbable. Il n'y a que des vers et des verbes comme des fenêtres ouvertes sur un sens qui fuit dès qu'on l'approche. Il n'y a que des substitutions, des désillusions, des confusions, des précipitations (de sonorités, de syllabes, de rythmes, d'absences), des couleurs qui n'existent pas encore. 

« Démente est la mer de ne pouvoir mourir d'une seule vague. » Cette phrase admirable d'Edmond Jabès, je la trouve dans son ouvrage intitulé Le petit livre de la subversion hors de soupçon. Et aussi : « Écrire c'est affronter un visage inconnu ». Le visage toujours inconnu, comme le soldat toujours inconnu, c'est ce qui doit (se) lever sous une phrase véritablement écrite (c'est-à-dire creusée, évidée). La phrase vraiment écrite fait entendre, sous les mots archi-connus, prononcés et écrits des millions de fois, un sens qui paraît inconnu, qui (s')éveille et se dépose en nous comme la dernière vague, qui fait mine de rendre toutes les autres vagues inutiles, redondantes, mortes avant d'atteindre la terre des hommes. La phrase doit se dérober sous les pieds du lecteur, par son rythme toujours au-delà.

Nombre d'écrivains ne sont pas sensibles à ce qu'on apprend au tout commencement du solfège : l'alternance des temps forts et des temps faibles dans la mesure. Sans temps faibles, pas de temps fort. Il n'existe pas d'égalité. Les temps forts ne peuvent être qu'en infériorité, par rapport aux temps faibles. L'énorme supériorité de la "musique classique" sur la "variété" (ou le rock) est qu'elle économise les temps forts. Qui sait réserver les temps forts aux seuls instants décisifs a gagné la phrase à lui. L'écrivain véritable n'est ni un hyper-tendu, ni un hypo-tendu, la plage dynamique dans laquelle il opère est large et souple ; il passe sereinement du systolique au diastolique et retourne le paysage mental de celui à qui il s'adresse.

Écrire (bien) consiste à délier autant que relier. Rendre les liaisons supportables ou insupportables, selon le sens, voilà la science du rythme. « La menace est illisible » mais éternelle. Créer pour l'instant est déjà bien assez. Avancer, abot aux pieds, semblant danser dans toutes les directions, s'appuyant sur la minuscule connaissance qui se jette dans l'immensité de l'ignorance et du bégaiement.

Le malentendu fait des visages inconnus et inconnaissables une terre sainte. Pourquoi trembles-tu ? Même dans la maîtrise la plus grande, tu n'obtiendras pas l'attention de ton lecteur. Rends-toi insupportable au premier regard et garde tous les livres ouverts, pour que la dernière vague les emporte ainsi, ouverts et dépliés, les entrailles vers le ciel, et pour que les phrases se détachent des pages comme l'impensé se détache du babil. Décitons nos lectures sans crainte, « flux et reflux d'inquiétudes », pour que celles-là nous laissent parler. Figurons-nous à travers les phrases arrachées aux pages des autres.