Jean Anthelme Brillat-Savarin, Auguste Escoffier, Joseph Favre, Philéas Gilbert, Edouard Nignon, Prosper Montagne, Curnonsky, la Mère Poulard, Marcel Rouff, André Pic, Alexandre Dumaine, Fernand Point, Alain Ducasse, Paul Bocuse, Alain Chapel, Roger Vergé, Michel Guérard, Jacques Manière, Marc et Paul Haeberlin, Alain Senderens, Jean et Pierre Troisgros, Joël Robuchon, Bernard Loiseau, Raymond Oliver, Georges Blanc, Pierre Gagnaire, Guy Savoy, Alain Passard, Guy Martin, beaucoup de ces noms m'étaient inconnus.
Je connais si mal ce registre de la vie française que je ne découvre qu'aujourd'hui la signification du Guide Michelin. Il me paraît tout à fait extraordinaire que je ne me sois jamais posé la question : pourquoi le Guide Michelin est-il associé de manière si étroite à la cuisine française ? Quel rapport existe-t-il entre les routes et la gastronomie, entre les pneumatiques et le pot-au-feu ? La réponse est pourtant simple. Après la guerre, l'automobile a été un moyen extraordinaire d'aller voir ailleurs si l'on y était. Et quand on va voir ailleurs, on se restaure ailleurs. Ce double mouvement fait de la France un pays à part. Ici, on justifie le voyage par la gastronomie, autant sinon plus que l'inverse.
Ces nouveaux cuisiniers (les Bocuse, Troisgros, Haeberlin, Chapel, Pic, Senderens, Guérard…) ont, dans les années 60 et 70, changé la manière dont on concevait la cuisine. Avant eux, il y avait des plats (pot-au-feu, blanquette de veau, choucroute, bœuf en daube, cassoulet, gratin dauphinois, hachis Parmentier, poulet rôti, bouillabaisse, poule au pot, etc.), après eux, il y a de la cuisine. La différence entre les plats et la cuisine, c'est qu'un plat traverse le temps, alors que la cuisine se renouvelle au gré du chef. On peut varier un plat, mais parce qu'on peut en faire des variations, il est intemporel. Un pot-au-feu, même exécuté par un chef étoilé, reste un pot-au-feu, comme une sonate composée par Boulez reste une sonate. La cuisine des chefs modernes ne peut se varier, puisqu'elle est, par définition, toujours nouvelle.
Les Français n'avaient pas besoin de recettes pour faire un pot-au-feu ou un hachis Parmentier. N'importe quelle épouse, n'importe quelle mère, avant 1970, savait faire la cuisine. Il est impossible de ne pas faire de lien entre l'avènement de la "nouvelle cuisine" et la disparition des cuisinières domestiques. Les femmes transmettaient l'héritage, les hommes l'ont remis en question. D'un côté, la transmission, de l'autre, la création. C'est un homme qui dit : « Il m'arrive parfois de mettre du zeste de citron dans le café. »
Nous le savons tous, les femmes ne savent plus faire la cuisine. En quarante-cinq ans de "fréquentations", je n'ai pas rencontré une femme qui ait été ce qu'on appelle un cordon bleu. Si vous voulez rire, aujourd'hui, il vous suffit de demander un conseil culinaire à une femme. La cuisine traditionnelle s'est éloignée de nous en même temps que la culture et l'orthographe, en même temps que le rock envahissait nos oreilles. Les hommes qui conduisaient des voitures ont aimé aller manger ailleurs que dans les cuisines désertées par leurs femmes, et ils ont rencontré d'autres hommes qui leur préparaient de bons repas.
On sait que sexualité et nourriture sont étroitement liées. Eh bien voilà, c'est comme ça. Les hommes se séparent de plus en plus des femmes, et ces dernières ont abandonné ce qui leur permettait de tenir les hommes (la cuisine et la féminité). (Aujourd'hui, elles les tiennent par les procès.) C'est un grand mouvement de fond, je crois bien. On ne peut pas tout avoir, n'est-ce pas. Les fucking-machines n'ont que peu d'affinités avec le pot-au-feu.