Centre des impôts, vendredi matin. La file d'attente est extérieure au bâtiment, "covid oblige". Il fait froid, moche, les gens ont des sales gueules. J'ai un livre avec moi, mais je ne parviens même pas à le lire. Je m'absorbe dans l'observation des corps qui m'entourent, et me touchent, parfois. Le type juste derrière moi me colle jusqu'à me toucher, je me demande pourquoi. Son portable sonne, il me parle dans le cou : « Chuis aux impôts, y a la queue, c'est l'enfer. Ça risque de durer. Bisous. Oui, oui, gros bisous. » Il a mon âge, voire un peu moins, mais c'est déjà une loque. Il sent mauvais.
Il y a un kapo, un grand type large et épais, la cinquantaine, avec le masque sous le menton, dont on sent immédiatement qu'il n'a rien à voir avec l'administration fiscale, qui sûrement n'a été engagé que pour faire le maton, et le bougre s'y entend. Il nous observe, il nous ignore, il entre, il sort, il va s'accouder aux guichets des employées à qui il dit un mot, et, par moment, intervient dans le cheptel, en refoule deux, en fait entrer trois, selon une logique que personne ne comprend. Il tutoie certains administrés, sans qu'on sache très bien si c'est parce qu'il les connaît ou si c'est parce que leur physionomie sociale et ethnique implique ce tutoiement. Parfois, il va fumer une cigarette à l'extérieur. Il est à la fois occupé par son travail et complètement extérieur à lui, mais on voit qu'il est heureux d'avoir ce petit pouvoir. Ça lui gonfle le ventre.
Enfin, nous sommes autorisés à entrer dans le sas. Normalement, le maton exige qu'on n'y soit que trois, mais là nous sommes six ou sept. La porte automatique ne cesse de s'ouvrir et de se fermer. Depuis que je suis là, elle a dû se fermer et s'ouvrir entre cinq cents et mille fois. Ça n'a l'air de déranger personne. C'est comme ça. C'est encore pire qu'à l'extérieur, dans le sas. La femme devant moi se retourne sur moi et me sourit. Elle entend que je râle dans ma barbe.
Je reprends mon livre, je relis la page que j'ai lue un quart d'heure plus tôt. Je ne la comprends pas plus. Je trouve que Michon exagère un peu, mais sans doute n'avait-il pas prévu que son roman pourrait être lu dans une file d'attente devant un centre d'impôt gardois au mois d'octobre, par un temps de chien. Saint Privat-des-vieux… Rien que le nom du bled me donne mal au ventre. Je commence à avoir envie de pisser, mais il n'est pas question que j'abandonne ma place. La femme devant moi sort s'en griller une. On sent bien que ceux qui sont là ont plus ou moins l'habitude de ce genre de situation. C'est la vie. Pas moi. Pourquoi suis-je là ? Parce que j'ai besoin d'un avis d'impôt, avis d'impôt que je ne trouve pas sur le site Internet de l'administration. Et pourquoi est-ce que je ne le trouve pas, cet avis d'impôt ? Sûrement parce que, cette année-là, j'ai oublié de faire ma déclaration d'impôt. Comme par hasard, c'est celui que me demande l'administration ! Ils sont forts, les bougres. Oh, je ne fraude pas du tout, puisque je n'ai rien à déclarer. Mais ça ne fait rien, même si vous n'avez rien à déclarer, il faut le déclarer tout de même. On n'échappe pas à l'administration qui, un jour ou l'autre, vous retrouve et vous punit de l'avoir snobée. Comme je demandais à un ami si, à partir d'un certain âge, nous étions débarrassés des démarches administratives, celui-ci m'a répondu que je rêvais, et que nous devrions nous estimer heureux si, après la mort, il n'y avait pas une administration pour nous tomber dessus.
Le kapo a décidé de nous expulser du sas, moi, la femme qui me précède et le type qui me suit. Il répète : « Pas plus de trois personnes ici. » Nous on a bien vu qu'il y avait toujours plus de trois personnes dans le sas, depuis que nous sommes là, mais c'est lui qui commande, on discute pas. Retour au dehors, dans le froid. Les deux Arabes qui se trouvaient juste devant ma voisine de devant, eux, ils sont restés à l'intérieur. Ils n'arrêtent pas de discuter, depuis que je suis là, mais je ne sais pas ce qu'ils se disent, vu qu'ils causent arabe ou genre. Deux grands gaillards, jeunes, en survêt'. L'un d'eux a un cou très bronzé, j'ai remarqué ça.
Saint Privat-des-vieux… Raphaële était là, il y a quelques semaines. Elle y a dansé le tango durant un week-end. J'ai un peu de mal à associer les deux choses : moi dans cette file d'attente, un matin gris et froid d'octobre, et Raphaële, toute bronzée et jolie, dans une jolie petite robe courte qui laissait voir ses jambes musclées, en train de danser le tango. Les impôts et le tango.
Je m'imagine après la mort. Peut-être que c'est exactement comme ça, après la mort. Un matin froid d'octobre, devant un centre des impôts, à faire la queue. Mais on ferait la queue pour toujours… Je pense aux ganglions de Troisier. Je pense à mon frère Jean-Marc. Je me dis : Pourvu qu'il ne m'appelle pas au téléphone, là, pendant que je fais la queue. Je pense au nombre onze (le livre que je suis en train de lire s'intitule "Les onzes"). Ce nombre qui m'a accompagné toute ma vie, j'apprends que c'est également le nombre fétiche de mon frère. Je pense que je n'aime pas le mois de novembre. Je pense aux deux accords qui ouvrent la troisième symphonie de Beethoven. Je me demande si Jean-Marc en pince toujours pour les éoliennes. Je pense encore à d'autres choses.
Retour dans le sas. Je vois le distributeur à gel hydro-alcoolique et je me dis que le maton va m'obliger à me tartiner les mains de ce machin, que je vais refuser, et que j'aurais fait la queue deux heures pour rien, parce que ce con va me foutre dehors. Il vérifie que tout le monde y passe, alors qu'il ne porte même pas son masque. J'ai une montée de tension. S'il me demande de le faire, je mentirai en disant que je l'ai déjà fait. Du coup, je baisse mon masque, merde.
Les locaux du centre des impôts sont vastes, mais "pas plus de trois personnes à la fois". Bande de cons ! Et ces marquages au sol me rendent fou. Je pense à Glenn Gould qui joue le prélude en fa dièse mineur du Clavier bien tempéré sur un clavecin pourri. Cette musique me console un peu, même si toutes mes pensées me semblent grotesques, ce matin. La femme devant moi me fait un dernier sourire quand elle est appelée au guichet. Ça va être mon tour. Je vous laisse.