jeudi 28 octobre 2021

Orgasme

Les crises d'angoisse ont le pouvoir extraordinaire de nous faire traverser, en quelques secondes seulement, des distances énormes. Mais ce dont nous prenons conscience, durant la crise, ou plutôt après, c'est que cette distance énorme est en réalité infinitésimale. Entre l'état normal et l'état de crise, il y a l'épaisseur d'une feuille de papier cigarette. 

Écoutant "À Hélène", de Xenakis, je peux sentir en moi se frôler les deux mondes. Ils sont bord à bord. Dos à dos. Il suffit que l'un fasse un mouvement trop brusque pour qu'il crève la très fine membrane. La musique de Xenakis nous fait entendre la tension perpétuelle qui nous fait exister. La mort parle à l'oreille de la vie. Nous ne l'écoutons pas. 

Ce qu'on appelle "crise d'angoisse" n'existe pas. Ce n'est pas une crise. C'est la vraie vie, brute, sans accommodements, qui afflue soudain dans le cours de notre rêve, qui se fraie un passage. Nous passons notre vie à éviter la vie, à la tenir à distance. Quand par extraordinaire elle pénètre en nous, sans doute à l'occasion d'une faiblesse momentanée du tissu onirique, d'une fragilité chimique, elle prend le visage de l'ennemi absolu. Elle nous précipite avec une violence inouïe vers les barreaux de la cage et notre tête se cogne contre les parois que nous ignorons ordinairement grâce au babil et à l'habitude. 

Le dedans et le dehors ne sont pas faits pour se rencontrer. Lorsque cela arrive pourtant, la seule issue que nous entrevoyons est de mettre fin par tous les moyens à cette rencontre, fût-ce pas la mort. C'est l'orgasme ultime. 

Il suffit d'une voix qui pénètre en nous, qui prend le pas sur la voix ordinaire, sur la voix familière de notre monologue intérieur, pour que le cœur s'emballe et cède. Le paysage change instantanément : nous ne reconnaissons plus rien de ce qui faisait notre existence jusqu'alors. Les intervalles se resserrent, les voix se touchent, et s'échangent. Nous reconnaissons pour la mort ce que nous prenions pour la vie et la vie qui bat nous terrorise. 

Hier j'étais vivant, aujourd'hui je suis mort. Hier j'étais mort, aujourd'hui je suis vivant. C'est la même chose. Il n'y a que la musique qui sache dire cela. Ne croyez pas ce que vous n'entendez pas de vos propres oreilles. La vie ne s'entend pas dire. 

Je baisse mes paupières et la lumière afflue en moi.  …