mardi 17 janvier 2012

Vous n'êtes pas cultivé !



« Oh, moi, je ne dirai jamais à quelqu'un qu'il n'est pas cultivé ! Et d'abord, j'aurais bien trop peur qu'on me retourne le compliment ! »

(De mémoire, Papa, à Répliques, samedi 14 juin 2008)

Papa est un être très raffiné, il n'est pas question de le nier, et très cultivé aussi, dire le contraire serait évidemment ridicule. On a rarement rencontré personne aussi cultivée, il faut bien le dire.

Georges, lui, c'est tout le contraire. C'est un rustre, de mauvaise humeur quasi toujours. Il est très peu (et très mal) cultivé ; et surtout, il dit aux autres qu'ils ne le sont pas (cultivés) ! On voit un peu le genre du bonhomme !

Dans sa mauvaise humeur onpathologique, notre Georges s'étonne de ce qu'il entend. D'ailleurs, ce n'est pas vrai : il ne s'étonne pas, pas vraiment, et même pas du tout. S'il entend bien, il serait malséant de dire aux autres qu'ils sont incultes, et d'abord pour la raison que la critique pourrait être retournée au critique. Avouera-t-il, notre malembouché Georges, que cette raison lui paraît louche, et même presque malfamée, de sinistre humanité, de bien petite extraction ?

Bien sûr qu'il est parfaitement désagréable, et même tout à fait mufle, de dire à autrui qu'il n'est pas cultivé comme il le faudrait (et surtout comme il le pourrait). Même le fruste Georges le pense ! Seulement, si faire à autrui une critique qu'on peut se faire à soi-même, une critique qu'on ne cesse de se faire à soi-même, est une méchante manière, il nous semble que ne pas la faire est encore pire. Surtout si la première raison qu'on se donne pour être délicat est le risque qu'on prend de se faire renvoyer à la bibliothèque et au catéchisme. On a semble-t-il pris l'habitude, depuis l'apparition du fameux mot "respect" dans la bouche de ceux qui n'en ont pas le plus petit commencement d'idée, que critiquer autrui est synonyme de se désolidariser de lui. Or il nous semble que c'est tout le contraire qui est vrai, ou qui devrait l'être. Critiquer autrui devrait être un devoir, et ce n'est certainement pas une manière de se croire au-dessus de la critique, sauf pour les fous, évidemment. Critiquer autrui est sûrement la manière la plus courante de se critiquer soi-même ; même les non-freudiens, s'il en existe encore, le savent. Par cet effet de miroir inévitable, la critique est toujours une critique du soi-même en l'autre, et il n'est pas très charitable de penser qu'il ne faut surtout pas dire à l'autre que la culture est une chose désirable, serait-ce au risque de lui faire honte — honte qui est tout de même un des premiers moteurs du désir de s'élever, de s'améliorer, de ne pas rester celui qu'on est.

Le respect, c'est autre chose. Cela pourrait être, par exemple, de souhaiter à l'autre ce qu'on se souhaite à soi-même, ou au moins de penser qu'il doit avoir la possibilité de construire son être en connaissance de cause, de ne pas se sentir obligé d'aller dans son sens au prétexte qu'il s'agit du sens commun, ni d'avoir peur de tenir à un lexique qui n'a pas grand sens pour lui. Car si l'un n'a pas au moins cela à sa disposition, ce vocabulaire qui lui a été légué par ses parents, par sa race, et par ses pairs, comment peut-il prétendre avoir quoi que ce soit à donner à l'autre, et comment pourrait-il même le (re)connaître pour autre ?

Et puis, franchement, dire aujourd'hui à des globeurs qu'ils ne sont pas cultivés, c'est un peu comme dire à un pékin dans un bistrot qu'il ne sait pas jouer la première sonate en ut majeur de Mozart. Qu'est-ce que vous voulez que ça leur fasse ? Les globeurs cultivent leurs cultures, et c'est déjà bien assez. Eux aussi ça leur prend toute la vie, de cultiver leurs cultures. Ils arrosent leurs pratiques, les font pousser en serre plutôt qu'en terre, bien à la chaleur de l'entresoi planétaire en réseau qui leur sert de famille : le Numérique leur évite de se salir les mains dans la tourbe des nations, ils ne sont plus que les atomes interchangeables du Grand Enrhumé, le supposé grand cerveau fibré qui délivre chacun du fardeau de reprendre encore et encore les siècles et l'entassement odorant des morts qui en constitue la matière vivante. Des bits plutôt que des bittes, voilà leur mot d'ordre de crématistes gazeux.