Qu'est-ce qu'une belle jeune femme s'il n'y a pas un Manet ou un Picasso pour la voir ? Une hypothèse, une photo, un plan de cinéma vieillissant à vue d'œil. Un produit de beauté plus ou moins tragique, une pose forcée, un mannequin travesti, une nymphe idéalisée absurde. Avec ces deux-là, au contraire, c'est tout autre chose : l'instantané transperçant la beauté qui devient légende. Un jour, Manet suit une mince jeune femme sur les boulevards. Sa femme, Suzanne, survient : "Je t'y prends !" dit-elle. Et Manet, du tac au tac : "Je croyais que c'était toi !" Suzanne, son admirable pianiste hollandaise, plutôt ronde, racontait elle-même l'histoire avec un sourire. Elle ne pouvait pas ignorer les fréquentations féminines de son mari, devenant des modèles dans son atelier : prostituées, serveuses, demi-mondaines, toutes impressionnées par ce monsieur si courtois, si élégant, par ce grand causeur qui les faisait rire. Un coup de pinceau ? Mais comment donc !
Philippe Sollers, L'Éclaircie