dimanche 8 septembre 2024

Générique

 

Le scorpion courait sur le sol de la cuisine et s'est arrêté net quand il m'a vu. Nous nous sommes dévisagés.

J'écoute Presque rien (1970), de Luc Ferrari. Cette pièce a beaucoup compté, dans notre jeunesse. Je l'ai découverte sept ou huit ans après qu'elle a été composée, à la fin des années 70, quand j'étais élève au conservatoire de Pantin, en percussion et zarb, avec Gaston Sylvestre et Jean-Pierre Drouet. 

Luc Ferrari est allongé sur le sable, au bord de la mer, près de Christine qui est à poil, comme toujours. Il se lève pour aller se baigner et dépose un baiser sur son ventre, comme ça, en passant, l'air de rien, juste au dessus de sa touffe. Ça se passe dans l'Aude, le 11e département français. 

J'ai tué le scorpion. Pas envie de lui marcher dessus par inadvertance, pieds nus. Il n'y en a pas beaucoup, ça doit être mon cinquième, ou sixième, en dix-huit ans. On n'a pas beaucoup entendu les cigales, cette année. Un été paralympique.

Bruits de tracteur. Bruits des vagues. Voix. Christine photographie sa chatte dans le miroir des bains. L'endroit est magnifique, les baignoires sont en pierre. Ça sent l'œuf pourri. Feuilletés aux oignons, feuilletés aux blettes. Café. Luc et Brunhild Ferrari, Henri Fourès, Michel Maurer, Pablo Cueco, Mirtha Pozzi, Patricio, Michel Portal, Irène Jarsky, Michel Decoust, Georges Aperghis, Jacques Le Trocquer, Carlos Alsina, Paul Méfano, Edith Scob, Vinko Globokar, Gérard Frémy, je fais défiler le générique, assis sur mon cul. On avait toujours plus ou moins un casque sur les oreilles, il y avait toujours un magnétophone qui tournait dans un coin, les micros étaient branchés en permanence. Pas d'autre dieu que le son. Les journées étaient bâties comme ça : un piano, un micro, une partition, de la bande magnétique, le Sud ; la chair, dès qu'on pouvait. 

J'ai rêvé de Robin, cette nuit. J'ai aussi rêvé que je ne retrouvais plus ma voiture. Impossible de savoir où je l'avais garée. J'entends du trombone. Je grimpe les escaliers, mais je ne reconnais rien. Tout a changé. À quel étage habitait-il ? Est-ce lui, dans la rue, à vélo ? Je lui cours après, non, ce n'était pas lui. Son rat. Sun Ra

Un scorpion court sur la couverture. Je me lève pour aller pisser. Presque rien. J'improvise. On dort dans les vignes, dans l'Ami 6, je suis épuisé. On se les gèle comme jamais. Société. Pablo fait le con, il fait rire tout le monde. Caisse claire piano. On improvise. Christine danse, elle râle, en collants, moi à l'orgue Farfisa et au synthé. On lave Sarah à l'eau froide dans l'évier de la cuisine. La maison tremble à chaque camion qui passe. On écoute Cecil Taylor et Shakti. On mange des asperges et des cerises. Je reluque les gros seins de Catherine. Elle n'a froid ni aux yeux ni aux fesses. Manuel est jaloux. On va se baigner aux Saintes-Maries-de-la-Mer, à l'aube, tous ensemble. Christine pisse dans l'eau, très naturellement, sa belle touffe dépasse tout juste, à contre-jour. L'image s'imprime. Les Indiens sont là. Krishna, Narendra, Françoise. Ils chuchotent dans la chambre. Raga d'août. 

C'est l'été le plus chaud. Le plus gai, aussi. Le plus sexuel. Je lisais le Traité des objets musicaux, de Pierre Schaeffer. J'avais trouvé Irène tellement belle, quand elle m'avait reçu dans son bureau de directrice. Pourquoi fallait-il que tout le monde ait envie de baiser Christine ? 

On avait des dents solides. On était heureux. Le Gardon était encore pratiquement désert, à Collias. Personne ne nous avait dit qu'on vivait au paradis. On n'avait presque rien et c'était amplement suffisant. Le réseau était tout sauf social. La société, on ne la croisait qu'exceptionnellement. On s'ignorait mutuellement.

La mort était une hypothèse dont on avait entendu parler, guère plus. La culture ? On aurait ri, si la question était venue sur le tapis. Elle ne se posait pas. Absolument pas. Peine perdue. Les corps, la musique, la joie, les voix, les fruits, défendus ou pas, les odeurs, les caresses, les vendanges, les cuisses et la parole, c'était ça, notre culture, notre histoire. Le seul mot qui pourrait embrasser tout, c'est désir. Désir dans les voix, désir dans les gestes, désir dans la musique et la nourriture. Je te mords parce que tu es vivante. 

Frelon brun, Tout de suite, Petits machins, Filles de Kilimandjaro, Mademoiselle Mabry, Silent Tongues, Brotherhood of Breath, la Grande Partita de Mozart et les trois pièces pour clarinette de Stravinsky. Dans le ciel passaient des avions de chasse. Le ciel était bleu, vraiment bleu, la lumière à son maximum, mais les nuits étaient bien noires, longues et profondes. On avait tout le temps de baiser, les filles étaient bien là, en travers de notre route, sorcières adorables et virtuoses, suaves et généreuses. On pouvait se rencontrer, puisqu'on ne prétendait pas encore être les mêmes. Et derrière tout ça, en toile de fond, il y avait le jazz, comme une jungle offerte, exubérante, d'une prodigieuse richesse, presque rien mais presque tout. Tout était possible, tout était dicible, on n'avait pas besoin de ricaner. On vivait encore au premier degré. Paris était encore Paris mais c'était déjà la fin. On était dans l'histoire, donc personne n'en parlait. On improvisait sans scrupules et sans remords. 

Cette réalité n'est pas la mienne. J'écoute d'une oreille distraite les noms qui reviennent en boucle sur les ondes mais ils me paraissent de plus en plus inexistants. C'est assommant, cette litanie incessante dont personne ne se lasse. Ils tapent sur le même clou, depuis vingt ans, comme des automates. Cette nuit, j'ai regardé un film très étrange : Un homme est mort, avec Trintignant. J'ai écrit une longue lettre pleine de fureur. Elle me fait rire, maintenant, mais j'ai eu raison de l'écrire. Il faut parler. Vincent écrit que j'appartiens à la même famille que les rappeurs et Nabe. Ils sont tous nés là-dedans. C'est leur langue naturelle. Ce n'est pas la mienne. J'essaie de faire illusion, mais je vois bien que ça ne marche pas. La société courait sur le sol de la cuisine. Quand nous nous sommes aperçus, elle s'est arrêtée net. Nous nous sommes dévisagés. Je l'ai écrasée sans hésitation. 

Contrairement à ce qu'on croit, il reste beaucoup de sujets dont personne n'a jamais parlé. Il reste beaucoup de langues à inventer. Ce n'est pas grave, si personne ne comprend. Écrasons l'infâme. Le dieu du présent est toujours un imbécile qui se prend pour un sage. Remontons à la source sans préavis. 

Quand on regardait les films en famille, le moment le plus important, c'était le générique. Les noms qui défilaient. « Il est bon, lui. » L'autre soir, j'ai regardé Mort d'un pourri, avec Delon et Maurice Ronet. Delon passe sa main sur la tête de Ronet, comme le ferait un grand-frère. Il l'adoube. C'est lui le patron. Ces deux visages ont coexisté. La France est morte en 1989, quand elle a célébré sa Révolution avec une grandiloquence de pacotille et déjà ce mauvais goût qui allait avoir une si grande prégnance par la suite, mais on ne s'en est pas rendu compte tout de suite. Nabe l'a compris, lui. Il s'en réjouit. Bon. Nabe est un scorpion qui ne peut pas s'empêcher de piquer. C'est Nabe. J'ai eu la curiosité de regarder quelques vidéos sur l'Idiot parisien qui s'enlève lui-même, Jean-Edern Hallier. Quel pauvre type, celui-là. Je le croisais souvent en train de jouer au GrandÉcrivain devant sa vodka, à la fin les années 80, puisqu'il habitait rue de Birague. Nous étions voisins. Comment des gens aussi creux peuvent-ils faire illusion si longtemps ? Le culot, tout simplement. Dans Ultima Necat, on se bidonne très souvent, car Muray les a fréquentés, ceux qui tenaient le haut du pavé médiatique. « les Ceaucescu de l'Infini. (…) les Thénardiers de la rue des Saints-Pères, l'inénarrable Lévy et son Arielle sans bouillir. » « Monsieur et Madame Vu-à-la-télé ». Ça existe encore, bien sûr, mais ce n'est plus à la télé que ça se passe. 

Nabe avait raison quand il parlait du « dernier soupir des Lumières ». La France a expiré en 1989, en même temps que le mur de Berlin, après quatorze années de Giscard-Mitterand qui ont creusé une tombe profonde et confortable (ces deux-là ne se sont pas du tout affrontés, ils ont uni leurs efforts, dans des styles différents). 74, deux ans après la mort de mon père, c'est le moment du basculement (ça s'appelait le “choc pétrolier”), je m'en souviens très bien. Ces deux septennats furent heureux parce qu'on vivait sur le cadavre encore chaud de la France, y avait encore de la viande, y avait encore à becqueter. Aujourd'hui, tout est froid, glacé, reconstitué, lyophilisé. Giscard, c'est le premier à avoir fait du fake. Il jouait de l'accordéon et il écrivait des romans, mais c'était déjà du trompe-l'œil, du toc, du bidon. Les bals musette allaient mourir de leur belle mort, inéluctablement. Les Halles avaient déménagé. Les Parisiens n'allaient pas tarder à faire de même. J'ai retrouvé une photographie splendide des quais de la Seine avant les sinistres voies-sur-berges de Pompidou. On a du mal à imaginer (et même à se rappeler) comme Paris a pu être belle, avant le charcutage et le toilettage qui annonçaient la Post-Histoire dont parle Muray. C'est allé si vite que personne n'en a cru ses yeux. C'est à partir du moment où l'admirable métro vert et rouge avec ses sièges en bois a été remplacé par un truc bien laid et bien confortable que j'ai commencé à deviner que ça allait se gâter. Mais qui aurait pu imaginer une Anne Hidalgo ou un Gabriel Attal ? Impossible. Le rire des filles a changé du tout au tout. Mais je parle aux murs. On est tous morts. On regarde le générique d'un film et on reconnaît les noms, dont le nôtre. C'est tout. Nous agonisons gentiment dans un Tupperware géant à la surface duquel on projette des images.