dimanche 1 septembre 2024

À la recherche du Gland perdu

 

C'est un concours. La fille danse (ou fait de la gymnastique, on ne sait pas, tant ces catégories surannées ne signifient plus rien aujourd'hui, tellement les frontières sont brouillées ou inexistantes). Elle commence sa prestation, et sa fille, dans le public — sans doute accompagnée de son père-maman du spectacle, le double affadi de la danseuse, donc — se met à pleurer. 

La jeune femme s'interrompt, va chercher l'enfant, le ramène sur scène, le console, et se met à danser avec la merdeuse qui s'ébat gaiement à ses côtés avec son nounours, soudain ragaillardie. La mère finit par prendre fifille dans ses bras et termine sa chorégraphie en improvisant un ignoble machin en compagnie du véritable héros de la soirée : l'Enfant. Tout le monde applaudit, les réseaux sociaux s'enflamment. Elle a perdu la compétition mais « elle a gagné l'amour ». « Bravo et respect à elle, il y a des choses bien plus importants (sic) qu'une stupide médaille ou les faux honneurs. » « Une vraie bonne mère. » « Elle a gagné le respect de la planette (sic). » « Elle a tout gagné : le public, le sourire de sa fille et les souvenirs qu'elle lui aura créés, inestimables. » « Que c'est beau ! » Et cette merveille : « Visiblement certaines personnes ont du mal à comprendre qu’une maman priorise sont (sic) enfant. Elle a eu raison, je suis certaine qu’elle n’a aucun regret et qu’elle recommencerait si cela se reproduisait. » Une maman priorise son enfant. Elle a eu raison, cette conne. Elle est le digne représentant des Mamans Unifiées qui priorisent leur progéniture. Ça passe avant tout, ces machins. Avant l'art, avant une compétition, avant le respect du public et du jury, avant le travail qu'elle a dû fournir durant de longs mois pour se préparer à cette performance, avant elle-même. L'Enfant-d'abord ! Ah, et j'allais oublier ça, le summum indépassable de la crétinerie en ligne : « Bon jour. Pourquoi une compétition..? Ne sommes-nous pas ici pour juste expérimenter..? Prendre du plaisir à cela..? Heureusement, sa fille lui a rappelé ce fondamental. Merci 🙏 » Sa fille, en déesse inéluctable et toute puissante de l'Immaculée Sagesse, lui a « rappelé ce fondamental ». Et bien sûr, la personne qui écrit cette dernière cochonnerie est un homme ; enfin, un homme ou ce qu'il en reste. Il doit certainement être du même calibre que celui qui se trouvait aux côtés de la merdeuse, dans le public. Karl Kraus écrit : « Quand le soleil de la culture est bas, les nains ont des apparences de géants. » Quand l'humanité est aux mains des Mamans, les géants font des rots géants et chient géantement dans leurs couches. Ce sont eux, les seules divinités réelles du monde en couche-culotte. Ce sont eux qui ont droit de vie ou de mort sur la réalité, qui la façonnent à leur image, qui en dictent les lois et les principes. Le « fondamental », c'est « Moi d'abord ». Tout s'ordonne à partir de moi, en fonction de moi, après moi. Je suis le Moi-source et le Moi-final. Mes pleurs sont des commandements, mes rots des offrandes, mes excréments des trésors. Le Bébé, c'est le B à-bas. Le Bébé qui abat les chênes et les chaînes de l'ancien monde. Quand je viens, quand je parais, tout s'efface, tout s'aplatit, tout disparaît. Je suis l'étalon-or du langage et de la Nécessité, du Bien et de l'Ordre. Je suis Avant, et tout est Après. Morveux Ier est bien plus puissant que Louis XIV. Et on n'est pas prêt de lui couper la tête, à ce roi. Même l'ogre Poutine n'en mène pas large. 

Que la mère « n'ait aucun regret », comme le dit l'ectoplasme enféminisé cité plus haut, ça, on en est convaincu. Pas besoin de nous faire un dessin. Les pondeuses ont une estime-de-soi au max du max. On ne peut pas faire plus. « J'essaie de me souvenir de ce que disait Weininger des connasses enceintes et de leur impudeur. Je pense à la façon dont les pouffes, aujourd'hui, exhibent leur grossesse dans des espèces de collants de danse obscènes et la soulignent, pour que nul n'en ignore, avec de grandes ceintures-foulards multicolores. Salopes. Elles les pavanent bien haut, leurs ventres, comme l'a écrit un excellent romancier. Elles en font des effets d'annonce. Elles les déploient au grand jour comme autant de représailles éventuelles. Elles entendent être regardées. Elles veulent être considérées, traitées avec respect, reconnues, apparaître en pleine clarté. Faire reluire leur grosse image terrible. Être approuvées par tous les yeux. Et pas uniquement approuvées. Célébrées surtout. Passionnément. Qu'on s'incline bien bas sur leur passage. Admiration et consentement. Qu'on les trouve divines, phénoménales. Comme à la télé. Pas de quartier. Le bébé est un combat. Ou le combat est mon bébé. C'est la Pregnant Pride permanente. Évidemment. Tout se tient. » [cmqs] Ce que je retiens de ce merveilleux morceau de Philippe Muray, extrait de son journal intime, c'est surtout les représailles éventuelles. On n'est jamais à l'abris de ces représailles éventuelles, dès qu'on blasphème un tant soit peu la Pondeuse en majesté. Elle veut le leurre et l'argent du leurre. Si vous n'avez pas mis le doigt dans l'engrenage et tout votre destin dans la fente sacrée, vous êtes un traître, vous êtes même Le Traître par excellence. Avez-vous fabriqué, participé à la fabrication d'un morveux ? C'est la question primordiale. Si vous répondez par la négative, alors vous n'avez qu'un seul droit, c'est celui de la boucler. Votre parole, vos écrits, vos petits machins, vous pouvez vous les mettre bien profond où elle pense, la Pondeuse. Vous êtes un usurpateur par définition et par principe, un squatteur immonde, un profiteur. « T'es papa ? » Non, alors tu la boucles. La Pondeuse a le sentiment d'avoir participé au Grand Jeu, à la Grande Fabrique, à l'indépassable Perpétuation, et ça lui donne le droit de vous mépriser, de vous traiter comme une sous-espèce, un quart-état sans droits ni parole. Elle n'a pas d'états d'âme, la Pondeuse, car elle est toujours férocement convaincue qu'elle a donné au monde le nectar qu'il attendait depuis le commencement des temps, et que le monde va devoir rembourser avec intérêts la dette incommensurable qu'il a contractée envers elle. Jusqu'à l'expiation du dernier rototo. Que Beethoven, Schubert, Chopin, Ravel, Genet, Blaise Pascal, William Blake, Stendhal, Baudelaire, Kafka, Walt Whitman, Nerval, Proust, Manuel de Falla, Rossini, Rimbaud, Flaubert, Pierre Louÿs, Paul Léautaud, Oscar Wilde, Aragon, Leopardi, Hannah Arendt, Simone Weil, Stefan Zweig, Garcia Lorca, Magritte, Alfred Jarry, Erik Satie, Raymond Roussel, Salvador Dali, Léon-Paul Fargue, René Crevel, Jacques Rigaut, Jacques Vaché, Glenn Gould, Günther Anders, Kathleen Ferrier, Roland Barthes, Cioran, Henri Michaux, Michel Foucault, Guy Debord, Philippe Muray, Pierre Boulez, Annie Le Brun, Renaud Camus, Jaime Semprun, pour ne citer que les premiers qui nous viennent à l'esprit, n'aient pas pondu, n'aient en somme pas participé à l'Effort de guerre, ça ne l'effleure pas un instant — et le rappeler sera bien entendu compris comme une offense et la plus insigne prétention. (Comme me le dit mon ami Castagno, « bravo à tous les hétérosexuels de la liste. Quelle prouesse ! ») La Pondeuse rejoint en cela l'armée de ceux qui pensent que notre malheur présent ne provient que d'une seule cause : la faiblesse démographique. Ce n'est pas le lieu d'en parler, même si je suis en désaccord avec cette thèse. Quoi qu'il en soit, je n'ai pour ma part rien contre les familles, ni même contre les familles nombreuses. J'en suis d'ailleurs issu, ma mère ayant eu huit enfants. Tous mes frères et sœur ont eu une progéniture. Il me semble que ça devrait suffire. Non ! Hurle aussitôt la Grâce personnifiée, ça ne suffira jamais. Tu devras expier ta radinerie chromosomique jusqu'à ton dernier souffle, salaud exterminateur, pleutre génétique, désengagé biologique !

« Devant un bol de café, elle décortique la dépendance des hommes à leur mère, assassine Freud et Dolto, parle de la paternité, de mère toute puissante et assène cette phrase formidable : “Pour moi, l'homme et la femme sont pareils devant les enfants”. » Devant un bol de café ou devant une toile de Kandinsky, c'est un peu ainsi que j'imagine la Pondeuse en majesté, bardée de morale et de principes, mais surtout très-fière de ses accomplissements, de tous ses accomplissements, se trouvant belle généreuse intelligente sexy maline courageuse et asséneuse de phrases formidables. Une femme-puissante, comme je crois qu'on dit aujourd'hui. On ne la lui fait pas. Ce n'est pas elle qui laisserait pleurer sa fille dans les gradins alors qu'elle est en train de passer un concours ou d'écrire la Recherche du Gland perdu. Elle priorise, la femme-puissante, bien qu'elle pareillise un peu tout de même l'homme et la femme, mais on lui pardonne, car sa logique ressortit du sublime et de la Nécessité, et n'a donc de compte à rendre à personne. Il y en a qui ont le cœur gros ; elle a le ventre-gros, même une fois son travail accompli. Elle n'en finit jamais d'accoucher, car c'est la Justice, qu'elle met bas, et pour ça, ya pas d'heure. Elle gagne le respect de la planette. Fermez-la, les impondeurs ! Vous n'avez même pas l'excuse d'être pédés. Vous êtes nuls et désapprouvés.