dimanche 14 avril 2024

La vie comme à Perpignan

« Chère Aïda, ce matin, j'ai rêvé que je vous enculais gentiment. Je vous embrasse. »

Comme la vie serait facile et belle, si l'on pouvait parler aussi simplement aux gens qu'on connaît ! Parfois il m'arrive de le faire, de dire très simplement, le plus simplement possible, ce que je pense, ou ce que je fais, ce qui m'a traversé l'esprit, mais c'est très rare, trop rare. On ne vit pas au Paradis, mon Coco ! Ce n'est possible qu'avec des gens qui sont exceptionnels, car sont exceptionnels ceux qui possèdent l'intelligence de la simplicité. L'écrit devrait selon moi permettre de dire à ceux qu'on aime ce qu'on ne pourrait pas leur dire oralement. Après tout, pourquoi Aïda devrait-elle s'offusquer de ce que j'aie rêvé d'elle en ces termes ? Je ne vois aucune bonne raison à cela. Je ne prétends pas faire ce dont je parle, ni même que j'en aie envie dans ma vie diurne, je dis simplement que j'en ai rêvé, ce qui est tout différent. Nos rêves ne nous demandent pas la permission d'être ce qu'ils sont, et c'est fort heureux. Quel ennui ce serait, sinon… La vie ennuyeuse, voilà bien une chose dont je me passerais, mais je vois bien que beaucoup la chérissent comme si elle devait les sauver de la vie.

Ce que j'aime, dans la correspondance, c'est qu'il nous incombe de trouver des voix (et des voies) différentes pour nous adresser à nos correspondants. C'est un peu comme de jouer de plusieurs instruments, ou, si l'on est plus modeste, d'interpréter des œuvres de différents compositeurs. J'ai une dizaine de correspondants réguliers, depuis quelques années. Ce n'est pas beaucoup, mais c'est suffisant pour éprouver la jouissance dont je parle ici. Tel correspondant a une tonalité schumanienne, quand tel autre est plutôt de type boulezien, ou bachien. Dès qu'on écrit, on éprouve. Je veux dire qu'en écrivant à quelqu'un, on est forcément conduit à éprouver quelque chose de l'autre, à aller à sa rencontre, ou au moins dans le territoire qui nous est commun, qui peut nous être commun, si l'on n'a pas peur de franchir le seuil qui nous en sépare.

J'entends, en écrivant ces lignes, le concerto pour deux violons de Jean-Sébastien Bach, interprété par Jascha Heifetz et Erick Friedman. C'est à chaque fois une grande joie de retrouver Heifetz. Il y a chez lui une qualité que je ne trouve nulle part ailleurs. Je ne suis pas sûr de pouvoir expliquer l'émotion que les mérites de ce violoniste extraordinaire provoquent en moi, mélange de vivacité d'esprit, d'élégance, d'exigence, de perfection sonore, et, surtout, de goût très sûr et d'autorité naturelle. Il y a sans doute plus de poésie et de profondeur chez Menuhin, peut-être même plus de vérité, mais je dois reconnaître que ma sympathie va très naturellement à Heifetz, le genre d'hommes qui existaient encore à l'époque de mon père. Ces gens-là étaient naturellement droits. Ils se tenaient. Il n'y a qu'à voir la tête d'Heifetz, sa posture, l'expression de sa figure, pour comprendre de quel genre d'être il s'agit. La synthèse de ces deux immenses violonistes pourrait être David Oïstrakh, miracle sonore, plus rond, plus sensible peut-être, plus séduisant, alliant l'intelligence musicale et l'intelligence instrumentale à un degré rarement atteint. C'était notre préféré, à la maison, quand j'étais enfant, mais mon père, lui, admirait Heifetz sans réserve, car il savait ce que ce violon avait dû vaincre pour obtenir ce résultat sonore, chose que nous ne pouvions que vaguement deviner.

Les concertos pour violon, à la maison, c'était sans arrêt. On ne pouvait pas y échapper. Si bien qu'aujourd'hui, il m'arrive fréquemment de les confondre. Bach, Mozart, Beethoven, Brahms, Mendelssohn, Sibélius, Bruch, Schumann, Lalo, Paganini, Tchaikovsky, Wieniawski, Vieuxtemps, Saint-Saëns, Berg… J'avais trouvé au galetas les vieilles partitions de mon père, à mes seize ans, et les avais écoutés d'une oreille plus aiguë, moins désinvolte. Celui de Berg me posait des problèmes, je l'avoue : j'avais à la fois beaucoup d'admiration pour la composition, en particulier pour ce début extraordinaire, cette manière si personnelle d'utiliser la dodécaphonie, de la marier avec la tonalité, et un plaisir relativement chiche. Il m'a fallu beaucoup de temps et d'écoutes pour aimer ce concerto. Aujourd'hui encore, ce n'est pas ce que je préfère de Berg, non plus que le Kammerkonzert qui se trouvait sur le même disque. Il ne paraît pas aussi inspiré qu'en d'autres partitions, mais il est possible que je me trompe complètement. J'aime énormément sa sonate pour piano, son opus 1, par exemple, mais est-ce que je l'aimerais autant si je ne l'avais pas tant jouée, si, là encore, sa manière compositionnelle, la façon si inventive et originale qu'il a d'agencer les motifs, de mélanger harmonie et contrepoint, de sembler chercher son chemin, ne me donnait pas autant de plaisir intellectuel. En revanche, dans Wozzeck, je trouve que son inspiration est éblouissante de bout en bout, que ses moyens musicaux sont en adéquation parfaite avec son “idée”. 

Pour revenir à Aïda, le Kagi que j'avais écrit il y a quelques années à son adresse ne me semble pas avoir trop mal vieilli :

Elle court les bois, les montagnes, et la nuit

Elle assiste les fées en leurs cérémonies

Quand du reste du monde elles sont l'insomnie,

Dévorant l'infini et le millepertuis.


Elle habite le grand secret,

Perpendiculaire au regret, 

Musclée de noir et amoureuse,

Sous le grand manteau de poudreuse.


Ses longues jambes boisées, surmontées

D'un sexe ombreux, consacré et fruité,

Sont en moi comme une tiare dressée

Au seuil de mes arrières-pensées.

Quel personnage étonnant, cette Aïda! Et quelle élégance ! J'ai gardé en mémoire sa belle voix grave et très calme. Même son tutoiement à mon égard, moi qui la vouvoie, ne me dérange pas ; en sa bouche, il n'est pas impoli. Il y a du tragique et du joyeux en elle, inséparables et parfois indiscernables. C'est une grande amoureuse, sans doute trop grande, trop absolue, et le feu ardent qu'on voit brûler en elle la protège du bruit du monde. Si je n'avais pas peur du ridicule, je dirais que cette femme est bénie. Ce n'est pas si courant. Combien de femmes de cette allure avons-nous rencontrées en une vie ? Elles se comptent sur les doigts d'une seule main. 

J'aime énormément ce mot d'« allure », qui avait cours dans ma jeunesse. « Elle a fière allure. » « Quelle allure ! » « À toute allure. » Je l'aime parce qu'il mêle intimement deux idées de natures différentes. L'aspect visible, le paraître, la distinction éventuelle, et la vitesse, le mouvement. Il s'applique donc parfaitement à un corps vivant et singulier, en perpétuelle transformation, qui ne se donne à nous que dans les infinies métamorphoses qui le font miroiter, mais qui possède néanmoins sa signature propre, de la même manière qu'un timbre signale et authentifie un instrument de musique.