vendredi 5 avril 2024

Le goût du matcha à la vanille


       Je me réveille aphone, tellement est impérieux le hurlement qui monte en moi certains jours. Comment survivre en 2024 ? C'est un exploit dont je ne suis pas fier. La musique aura finalement été mon alibi, mon pansement, le cache-misère de luxe que j'applique sur une réalité d'une laideur intolérable, dès que celle-ci me traverse. C'est Mozart qui me permet de résister, quand je suis trop désespéré, ou furieux, ou hargneux, comme ce matin. Ce n'est pas bien, d'user ainsi de cet art, je le sais bien, mais je suis faible et sans défenses. Que Mozart me pardonne. 

Que n'ai-je été dictateur, Mon Dieu ! Je t'aurais flanqué tous ces enculés de youtubeurs et ceux qui les admirent en taule, pour commencer. Poutine est bien mou, à mon avis. Il devrait prendre des leçons avec moi, j'aurais beaucoup de très bons conseils à lui donner. 

Tout est permis, non ? C'est bien ce que je vois, à longueur de journée, c'est bien ce que démontrent toutes les crapules ou les demeurés (mais ce sont souvent les mêmes) qui paradent sur scène et sur les écrans. Si tout est permis, pourquoi ne pourrait-on pas vouloir exterminer toute la canaille qui veut notre asservissement ou notre mort ? Il y a longtemps qu'il n'existe plus de limite à la saloperie, à la brutalité et à la bestialité (on a honte d'employer ce mot, car les bêtes ne sont pas ainsi, justement) ; que gagne-t-on à refuser de se joindre à cette humanité-là ? Écoutez Rachida Dati expliquer qu'elle va « doubler le nombre de chorégraphes Hip-Hop qui dirigent un centre national chorégraphique », écoutez cette jeune avocate qui se pâme devant les exploits d'une youtubeuse de 22 ans qui « se bouge pour concrétiser ses rêves » et qui lui « donne envie de goûter le matcha à la vanille bien préparé », lisez dans le Figaro comment un écrivain de renom a volé quatre nouvelles à l'un de ses amis. 

C'est donc ça qui les fait rêver ? Nous devons chaque jour passer sous les fourches caudines de ce qui se fait de pire dans l'humanité, des Bilani, des Kevin De Luxe, des Cyril Hounana, nous devons rendre des comptes à des Gabriel Tefal, à des Rachid y Data, qu'il est désormais interdit d'injurier comme il se doit. Que nous reste-il à part la folie ou la mort ? Je ne vois pas. Naviguer entre les autrices, poéteuses, slameuses afroféministes, activistes LGBTQIA+, exilées permanentes, figures-engagées de la-scène-actuelle, qui interrogent de-façon-douloureuse le bien fondé des différentes assignations de genre, de sexe ou de classe et les Roselyne Philippe ou les Édouard Bachelot est plus périlleux que d'affronter le Cap Horn en pédalo, et moi je ne me sens ni le courage ni la vertu de les provoquer, ces cafards dressés sur leur fumier. Je demande seulement qu'on m'indique une contrée où ils ne sont pas, ou, s'ils y sont, dans lequel ils ne sont pas au pouvoir. C'est encore trop demander ? 

Entre la télé et la chirurgie esthétique, le placement de produit et la fraude alimentaire, la bêtise statufiée et les milliardaires fous, entre les adolescents aux pouces collés aux écrans et le cynisme institutionnel le plus brutal, la médecine vendue à la mort et les éoliennes, l'art officiel et la capitulation de la langue, je ne vois plus le moindre espace de vie ou de pensée, ne parlons même pas d'être. Que celui qui connaît un désert culturel me fasse signe, que je coure m'y cacher ! C'est une véritable involution, qui nous renvoie petit à petit au Néant primordial dont nous sommes issus, et qui se répand dans tous les interstices de la socialité, c'est un anti Big Bang silencieux et plein de morve qui nous étouffe comme un boa gigantesque même pas conscient de sa force. Le vide a pris la place qu'on lui a abandonnée et remplace désormais ce qui nous tenait lieu de pensée : il était trop fatigant d'être des hommes ; l'énergie vitale est allée voir ailleurs si nous y étions. 

J'ai entr'aperçu hier un court extrait d'une émission de télévision, où l'on voyait des fripouilles notoires parler le plus sérieusement du monde « des sectes dangereuses » et des « terrifiants gourous » dont il faudrait selon eux protéger le bon peuple. Ces salopards n'ont peur de rien. La vérité est en revanche tellement terrorisée qu'elle court se planquer dès qu'elles les aperçoit, et ils ont bien compris qu'ils pouvaient tranquillement occuper le terrain, puisque tout le monde tremble. Nous les connaissons tous, ces trognes de l'enfer, mais les nommer serait un suicide. 

Quelque chose dans les tremblements de terre force les hommes à l'humilité : ils peuvent construire autant qu'ils le veulent, aussi haut qu'ils le désirent, les forces de la nature peuvent en quelques secondes mettre tout cela à bas et obliger les arrogants à se transformer en implorants. 

Vacarme des tapis de course et sueur. Gros gros gros bisous mon Papounet, mes énormes bisous traversent l'Atlantique. Je te souhaite un super anniv ! SMACK !

— Maître, comment pouvez-vous prouver l'existence de Dieu ?

— C'est très simple, mon petit Caca. Imaginez, essayez d'imaginer le monde, le monde que nous habitons, construit, fabriqué par nous, les hommes. Les continents, les montagnes, les fleuves, les mers, les forêts, les animaux, tout ça, essayez d'imaginer à quoi tout ça ressemblerait si c'était des hommes qui les avaient créés. Les nuages, la neige, le brouillard, la pluie, le vent, les collines, les fleurs, les abeilles, les baleines, les organes du corps humain, les ongles des pieds des femmes, enfin tout, quoi. Tout tout tout. Tout ce roman, là. Vous croyez vraiment qu'un homme, enfin, que des milliers d'hommes, même, auraient été capables de faire aussi beau, aussi efficace, aussi parfait ? Oui, oui, même un Dominique de Villepin ou un Bruno Le Maire, à l'intérieur, à la base, c'est une sacrée machine, vous voyez, et je te parle même pas d'un Jean-Sébastien Bach ou d'un Marcel Proust. Vous croyez vraiment qu'un homme, même un génie, hein, aurait été en mesure de faire les seins des femmes aussi beaux, et leurs cuisses ? Foutaises ! Laissez-moi rire. 

— C'est pas faux, j'ai envie d'dire. Vu comme ça… D'accord d'accord… Mais alors le profit, le capitalisme, les chaînes de montage, les progroms et les Mac Do, et l'essence à deux euros le litre ? Et même, tiens, Thérèse accro au sexe, qui vient témoigner dans Ça commence aujourd'hui dans son tailleur rose… Et tiens, j'y pense, la préface d'Amélie Nothomb au bouquin de Cormary ? Hein ? Pas facile, non ? Et les statuts débiles sur Facebook, et Denis Brogniart à Koh Lanta ? 

— Ah mais ça, ça c'est normal. Ça n'a rien à voir. Ça c'est le libre arbitre de l'homme. Il fait le con s'il veut, l'homme. 

— Oui, j'vois l'idée. OK. Mais bon, chais pas trop en fait. Il s'est bougé pour concrétiser ses rêves, Dieu ? OK, mais comment il peut tolérer les youtubeurs et le matcha à la vanille ? C'est crédible, ça ? Comment il peut tolérer les vieux dans les Ephad ?

— C'est pas qu'il tolère, Dieu, c'est qu'il a fait son taf et puis basta. C'est plus son problème. Il a livré le monde clef en main, mais après, ce que les hommes en font, c'est plus son problème du tout. Démerdez-vous avec ça mes enfants. 

— Bon alors si j'comprends bien, on nous a donné une Rolls Royce et on préfère rouler en Kangoo ?

— Ou en trottinette. Voilà. Dieu a créé le cercle, et nous on préfère le carré ou même les zigzags. C'est l'histoire d'un malentendu radical. Confiture aux cochons et tout. Shakespeare et Nakamura, Flaubert et Benjamin Biolay, de Gaulle et Macron. 

Thérèse, la première chose qu'elle fait en se réveillant le matin, c'est de se branler. Elle a cinquante-cinq ans, Thérèse. « Depuis toute petite j'ai toujours pensé à ça. » Elle commence à fatiguer un peu, Thérèse.

Il travaille à son bureau en mangeant un sandwich au thon. Il écrit sur des feuilles devant un écran d'ordinateur. Il prend son portable et regarde un film où l'on voit son fils interné dans un hôpital psychiatrique. Il est tellement concentré… On entend la voix de sa femme (c'est elle qui filme). « Il est beau, notre fils ! » Ses employés, ce sont des listes de noms. Il faut « se séparer de 58 personnes ». Il faut être réaliste. « Tu vas aller voir le directeur financier, et vous allez faire une simulation du volume de toutes les primes et tous les bonus de tous les cadres sur un an. » Pas avec mon argent ! Alors alors… Comment on fait ?

Thérèse est sous la douche. Elle se met un doigt. Le directeur joue au foot avec son fils. On entend du chant grégorien. Photos de famille. Thérèse se prépare un matcha à la vanille. Elle est toute chose, ce matin. En peignoir. Réfléchit. Debout. S'il réussit son examen de fin d'année, il aura un poste chez Facebook, donc il est très motivé. 

Mais attends, attends, je comprends pas. Lui, le grand directeur, là, il a un gosse complètement à la masse ? C'est possible, ça ? Ils ont pas assez joué au foot, peut-être ? Les graphiques s'affichent sur l'écran. Les Français ne savent pas être challengés, c'est tout ! Tout est précarité, mon cher. La vie est précaire, tu es précaire, je suis précaire, l'amour, le travail, la santé, tout. C'est magnifique de défendre des idées, mais on n'est pas là pour ça, excusez-moi. 

Moi je ne vois que la brutalité. Hors de la brutalité brutale, y a pas de salut, Frérot. Tu peux faire tous les graphiques que tu veux et dans tous les sens, tu peux nous parler de tes bonus et de tes sacrifices, mais là-bas, y en a qui attendent des résultats, tu vois, faut pas se mentir. Des résultats concrets, si tu vois ce que je veux dire. Faut se bouger le cul, mon pote ! Hip-Hop. T'es dans la vie réelle, là. Tu r'veux du matcha ? Le fond musical couvre les voix. J'ai un goût de vomi dans la gorge.