La terreur me réveille. La vie vide qui ne lâche pas sa proie. Avoir tout raté, même le ratage, même l'absence. Les heures hurlantes, et même les minutes, les secondes ; leur fuite éperdue et féroce, sans aucun bénéfice. Je n'ai plus rien à quoi m'accrocher. Rien. Même les joies de l'art, sa luxure distinguée, semblent se perdre dans les ombres et les brouillards. Les auteurs et les textes que j'aimais ou vénérais me paraissent aujourd'hui insipides, quand ce n'est pas pire. On n'est plus rien, sans l'admiration et l'amour. Sans le désir, on est plus mort que mort.
Je me fiche éperdument de la littérature. J'ai cru l'aimer, j'ai voulu l'aimer, parce qu'il me fallait des mots pour me distraire de mon désespoir, mais ça n'aura pas fonctionné longtemps. Je ne sais pas écrire autre chose qu'une lettre d'amour, inachevée et interminable. J'ai besoin, stupidement, de m'adresser à quelqu'un. Les mots ne seront jamais pour moi qu'une manière d'atteindre qui je veux aimer, pour le séduire, le blesser ou le consoler. Les phrases sans adresse ont un goût de crotte et me donnent envie de hurler.
Cette comédie a assez duré.
Depuis quinze ans, j'ai écrit des centaines et des centaines de pages dont je sais, sans avoir besoin de les relire, que la quasi-totalité ne vaut rien, et que j'en aurai honte bientôt. Je continue pourtant, parce que cette occupation est la seule qui me sauve parfois de l'angoisse. C'est mécanique. On peut évidemment se rassurer en se disant que d'autres, souvent publiés et reconnus, sont encore plus mauvais que nous, mais quelle misérable consolation, qui ne console que les minables ou les peureux. Oui, les peureux, car je suis convaincu que ceux qui se trouvent du talent, quand ce n'est pas du génie, et le disent, sont simplement trop trouillards pour s'observer tranquillement. On me dit souvent, ce qui m'agace prodigieusement, que je suis trop modeste. Je ne suis absolument pas modeste. J'essaie d'avoir les yeux ouverts, ce n'est pas du tout la même chose.
Seule la musique résiste encore — pour combien de temps ? C'est le seul refuge qui paraisse sûr. Mais je suis pessimiste. J'ai vu ma mère grimacer en entendant la plus sublime des musiques, sur la fin. Et puis cet art est un continent désolé et impartageable, qui m'enferme encore plus en moi-même, et je retrouve l'antique souffrance de mes jeunes années, que j'avais réussi à tenir éloignée durant des décennies grâce au travail, à la pratique et à l'étude. À nouveau, la musique m'arrive d'un seul bloc et me suffoque. Je ne puis rien en dire à personne. Il faut se taire et subir ; pleurer ou étouffer seul. Quel programme ! Mon père m'a légué ce fardeau écrasant et je n'ai même pas la liberté de lui en vouloir : c'était ça ou rien. Je crois que c'est cela, être écrasé par une malédiction. Il y a de ces choses que jamais nous ne pourrons comprendre, qui nous traversent, mais qui ne nous appartiennent pas. Nous ne sommes que des véhicules plus ou moins solides qui transportons des substances explosives ou des fruits amers.
L'autre jour, avant d'aller dans le bain, j'ai attrapé au hasard un livre sur une pile qui se trouvait dans le salon, un livre que j'avais lu et aimé il y a trente ou quarante ans, un auteur que j'ai beaucoup pratiqué et beaucoup aimé. J'en ai lu quelques pages et le livre m'est tombé des mains ; je n'en revenais pas. Comment avais-je pu aimer cette langue, jadis ? Ça me paraissait impossible. Quel est le moi qui avait aimé ça ? Est-il encore vivant, ici ou là ? Ai-je le droit de le renier sans me renier, moi, sans me perdre ?
Tout coûte cher. Tout a un prix exorbitant. Et je n'ai pas les moyens. C'est ça, ma vie. Que ceux qui voudraient êtres rassurés se tiennent éloignés de moi.
Il y a quelques jours, j'ai déposé sur Facebook une interview extraordinaire d'Oscar Peterson, ce fabuleux pianiste canadien, qui faisait une démonstration éblouissante de son savoir pianistique et musical. Il est capable de tout jouer, il connaît tout, c'est une bibliothèque à lui tout seul, et ses doigts ne le trahissent jamais — il me fait penser à quelqu'un qui parlerait vingt-sept langues couramment. Et j'ai pensé, en regardant ce spectacle prodigieux, à une autre interview, que j'avais vue des mois auparavant, et qui est tout à l'opposé de celle-ci, puisqu'il s'agit du vieux Keith Jarrett, méconnaissable, très diminué par une attaque cérébrale, paralysé du côté gauche. C'est Rick Beato qui se trouve au côté de Jarrett, chez lui, qui le fait parler et jouer un peu, douloureusement, de sa seule main droite, en cherchant ses notes comme un aveugle. Comme c'est poignant, de voir ça ! Keith Jarrett, qui était un lion flamboyant, toujours très sûr de lui et de son génie, arrogant, même, impitoyable, méprisant, souvent, comme peuvent l'être les génies, et qui ici est semblable à un vieil enfant qui essaie de marcher, risquant la chute ou le ridicule à tout instant. Peterson dans la plénitude de ses moyens, tranquille, calme, modeste, sage et joyeux, et Jarrett, défait, fragile, titubant et au seuil d'un monde qu'il ne connaît pas, qu'il ne reconnaît plus. On lui a tout volé, mais il se remémore avec émotion celui qu'il fut jadis (c'est ce qu'on lui dit, en tout cas), et son émotion est bouleversante, dans son impénétrable naïveté. J'en aurais pleuré, de voir ça. Même son visage est méconnaissable, et sa voix. Le rapprochement de ces deux pianistes est ici saisissant. Peterson est un pianiste monstrueux, avec des dons techniques inégalés, mais il n'a pas de génie. Jarrett, c'est tout le contraire. Je le soutiens depuis quarante ans sans faiblir, c'est sans doute le plus grand pianiste de jazz depuis un demi siècle. Il y a beaucoup de déchet, chez lui, il a joué sans s'arrêter, il n'arrêtait jamais, il a tout joué, de Bach à Chostakovitch en passant par Mozart et la chanson, et il a fait de l'improvisation un art à part entière, il en a exploré toutes les contrées et aussi tous les travers, mais il a eu des moments de grâce dont on ne savait même pas qu'ils existaient, et il a porté le piano à un degré inouï, dont on parlera encore dans un siècle ou deux. Son trio avec Jack DeJohnette et Gary Peacock est un sommet du genre, à l'instar de celui de Bill Evans avec Scott LaFaro et Paul Motian. On ne fera jamais mieux.
La troisième plage du deuxième disque du trio, au milieu des années 80, à mon avis le meilleur de tous, s'intitule « In love in Vain ». Dans la chanson qui est à l'origine de ce standard, Robert Johnson parle d'un amour non partagé… Nous sommes quelques uns, je crois, à écrire sans relâche ces lettres d'amour ridicules et vaines dont les destinataires se fichent éperdument, et que nous maquillons maladroitement, comme des enfants qui, n'osant pas nommer l'inatteignable objet de leur désir, réclament autre chose à grands cris. Nous sommes chiffrés de bout en bout, un mot pour un autre, un corps pour un autre, tellement accoutumés au malentendu que l'éclat de la vérité nous casse les jambes et nous fait chuter au moment même où nos rêves deviennent réalité.
Il faudrait faire le portrait de celui que nous ne serons jamais, mais qui, tout au long de notre existence, aura prétendu nous représenter et parler en notre nom, nombres et déclarations à l'appui, non pas pour le démasquer, ce qui ne serait qu'une naïveté supplémentaire, mais pour nous prouver à nous-mêmes que le chemin que nous empruntons peut être tout de même grossièrement cartographié — en vain, bien sûr…