dimanche 28 avril 2024

D. 887


Il y a tout dans cette musique. Combien de fois aurai-je prononcé cette phrase idiote ? Peu importe que ce soit faux, ou que ce ne soit ni entièrement vrai ni entièrement faux, l'important est qu'à l'instant où la musique entre en nous et nous transforme, ce soit la vérité. Entre la nuit et moi, en ce noir printemps 2024, il y a Schubert. On aimerait que tout ce qu'on écrit soit aussi inéluctable et nécessaire qu'un des contrepoints de l'Art de la Fugue et l'on écrit justement pour conjurer le mauvais sort qui nous maintient hors de cette voie. La musique romantique a lâché la rampe de la forme pour s'aventurer en des territoires où tout est à reconstruire, sans aucune assurance.

Il faut se méfier des phrases. Elles peuvent s'annuler les unes les autres sans même qu'on y prenne garde. On croit affirmer quelque chose, on tient un sujet, un thème, un motif, qu'on développe, qu'on varie, qu'on porte à un point d'incandescence, et voilà qu'une des propositions qui nous vient agit comme un dissolvant puissant. Elle recouvre toutes les autres phrases, les fait s'écrouler comme château de cartes, ou, pire, les fait passer pour des mensonges. La passion d'avoir raison est la pire de toutes. Le boniment pointe le bout de son nez à chaque articulation de la plus fervente rhétorique.

[Aller à la ligne. Remonter le courant. Re-commencer sans re-nier. Prendre un nouveau départ, à un autre niveau de la spirale. Encore et encore…]

Elles peuvent aussi, les phrases, instiller en leurs voisines des organismes invisibles qui les rongent silencieusement comme des vers de bois et n'en laissent en définitive qu'un squelette qui va tomber en poussière au moindre mouvement de la pensée, à la moindre interruption du sens ou du sentiment.

Est-ce que la musique nous transforme ? À l'instant où elle entre en nous, elle produit une transformation physiologique et chimique, j'en mettrais ma main au feu. Mais ça ne dure pas, car nous faisons tout notre possible pour rester celui que nous croyons être (la peur de la folie nous hante) ; il y a une homéostasie essentielle qui nous préserve de la digression radicale, ou de la perversion, du moins pour les plus sages d'entre nous. Ça ne dure pas mais ça laisse des traces, et c'est sur ces traces que les autres musiques trouvent un appui pour entrer dans la ronde. — Ce que j'appelle la ronde, c'est le goût.

Rarement l'impression d'une même musique se déclinant sous diverses formes dans les quatre mouvements nous sera donnée que dans ce quinzième et ultime quatuor de Schubert. Il parvient comme jamais à épuiser la substance qu'il porte ne lui, à la conduire à terme, à en exprimer tout le sens dormant. Il est probable que la concentration dans le temps (dix jours !) ait rendu possible ce tour de force inouï. Il faut tout de même essayer d'imaginer ce que c'est que de mourir à trente-et-un ans ! C'est une chose que d'envisager la fin quand on a soixante-dix ou quatre-vingts ans, et c'en est une autre de la pressentir à trente ans, alors que l'épuisement des ressources ne s'est pas encore manifesté de façon durable, qu'on n'a pas eu le temps de s'y habituer. Écoutant ce quatuor, on a à chaque instant le sentiment que la totalité des ressources de l'être sont mobilisées. Rien n'échappe à la musique, tout y conduit, jusqu'au vertige. Quel vide ce doit être, après ça ! On n'ose l'imaginer…

C'est l'art des très grands compositeurs : aucune des phrases de Schubert n'annule les précédentes, qui sont au contraire justifiées, magnifiées, portées plus loin et plus haut, sans qu'elles apparaissent moins essentielles que ce qui les élargit, les creuse et les multiplie d'un coefficient de temps qui leur confère une dimension qu'on n'avait pas imaginée lorsqu'elles avaient paru. Cette science de la mémoire en acte est un don que très peu possèdent. C'est une manière de raconter la vie humaine et le temps, qui, je crois, n'a jamais été égalée. On est effrayé, devant ce quatuor, comme devant notre propre tombe. C'est comme regarder à travers la mort et y apercevoir notre reflet dépouillé de tout ce qu'on pensait de nous-même.