dimanche 7 avril 2024

Dimanche 7 avril 2024 [journal]


Il y a une semaine, j'écrivais : L'amour qui ne donne pas envie de blasphémer ne vaut rien. Une écrivaine dépose sous ma phrase ce bref commentaire : « ? ». Qu'y a-t-il de difficile à comprendre dans ce que j'ai écrit ? Ou bien pense-t-elle, et c'est plus probable, bien sûr, que je raconte n'importe quoi. Le question de l'amour est une des plus “clivantes”, avec celle des goûts, et peut-être pour les mêmes raisons. Personnellement, j'ai toujours la sensation de me trouver en compagnie de gens qui n'ont pas la moindre idée de ce dont il s'agit. Comme il est question d'amour toute la journée dans tous les médias, dans tous les magazines, sur tous les écrans et dans presque tous les livres, tout le monde pense qu'il s'agit de quelque chose de banal, d'ordinaire, et que l'on sait bien de quoi il retourne. C'est faux. Seuls quelques êtres en ont fait l'expérience, comme sont rares ceux qui ont écouté, vraiment écouté, une symphonie ou un quatuor, regardé un tableau, lu un livre. Nous passons notre temps à parler à des gens qui ne savent pas de quoi nous parlons mais qui donnent le change pour ne pas nous décevoir ou pour être conformes à ce qu'on attend d'eux. 

Les experts se posent des questions. Qu'est-ce qui peut bien causer toutes ces crises cardiaques, ces thromboses, tous ces turbo-cancers ? Qu'est-ce qui peut bien expliquer toutes ces agressions, tous ces viols, ces égorgements ? Les experts hochent gravement la tête qui menace de les écraser sous le poids d'un infini questionnement. Bien entendu, parmi le peuple des non-experts, personne ne se pose de question. Tout le monde sait. Mais comme ce monde-là n'est pas expert, il se tait, les yeux dans ses poches et les mains levées. Il faudrait des experts pour expertiser les experts, pour les sonder, pour savoir enfin de quelle affection étrange ils sont atteints. Il faudrait d'autres experts pour libérer les non-experts de l'étrange apathie qui les tient sagement assis devant leurs pupitres d'écoliers écoutant la parole du Maître, mais le sortilège est d'une consistance qui défie les lois qui leur ont pourtant été enseignées dans leur enfance. Ils n'en croient pas leurs yeux, tout simplement. On leur dit que leurs yeux mentent, que leur cœur ment, que leur logique n'en est pas une, et ils obtempèrent, bien qu'ils sachent. L'expertise est expertise du mensonge et du viol des consciences, du rapt de la réalité et de l'empêchement de l'évidence. Les experts sont des anti-experts dont l'expertise consiste à dévier l'image du Réel, à la renverser, à le présenter sous une forme qui le rend méconnaissable et incompréhensible à l'homme normal, à opérer une dérivation magique. Mais fort heureusement, ces experts sont nuls, et leurs manipulations ne trompent que les couillons.

Elle doit avoir vingt-cinq ou vingt-huit ans, mais ses cent-dix kilos lui en donnent quarante, qui sont l'âge véritable de son corps. Son visage est bouffi, presque tuméfié, ses cheveux ternes et filasses, et l'on aperçoit des airpods blancs enfoncés dans ses oreilles. Ses fesses plates mais très larges sont recouvertes d'un jean informe et rapiécé qui pourrait laisser penser qu'elle est pauvre, mais elle paie ses croissants et ses pains au chocolat avec un iPhone dernier cri. Est-ce la faim qui l'a tirée de son lit à sept heures du matin ? La boulangère lui dit : « Dur de se lever, ce matin, hein ! » Elle aussi a vingt kilos de trop, mais elle s'est levée à cinq heures.

Je ne me moque pas de cette pauvre fille. Je la plains. Est-elle responsable de son état ? Oui, à l'évidence. Mais elle n'est pas coupable. Les coupables, c'est l'industrie agro-alimentaire et ses alliés, la médecine moderne en tête, les diététiciens, les publicitaires, tous ceux qui ont intérêt à ce que cette femme soit intoxiquée au sucre, au sucre sous toutes ses formes, à un mode d'alimentation qui la tue à petit feu, et qui rend indispensables les pauvres béquilles de l'industrie pharmaceutique qui l'enferment encore plus dans ce désastre sans issue. Je la nomme Insuline, in petto. « Insuline paie sans contact ». Ça ferait un joli titre pour un Kagi. Je me demande si je ne vais pas introduire Insuline parmi les personnages des Kagis, aux côtés de Faconde et Johnson Johnson. 

Photo de Carl-Johan Westergren. Une femme, nue dans une baignoire, accroupie. On la voit de dessus. On voit d'abord ses genoux, ses cuisses, un peu de son dos, ses cheveux relevés en chignon, ses sourcils, son nez, ses mains dans l'eau. La photo est en noir et blanc. Je la crois belle, cette femme. Belle et désirable. Je l'ai regardée très longuement, ce matin, en écoutant les études de Chopin. 

J'ai repris possession de mon groupe Flickr intitulé « Les yeux de Pierre Tarnac », que j'avais laissé complètement à l'abandon depuis deux ou trois ans. Mon goût a un peu évolué, bien sûr, mais pas tant que ça. La plupart du temps, les photos qu'on me propose sont affreuses. J'en accepte une sur cinquante, et c'est encore trop, bien souvent. Il faudrait que je fasse un peu de ménage. N'empêche, je suis bien content d'avoir eu l'idée de ce groupe, il y a plus de dix ans. Le corps de la femme et son image, quoi de plus passionnant, vraiment ! Je ne m'en lasserai jamais. L'art du nu est aussi exigeant que la haute poésie. Bien peu savent en tirer partie, mais quel enseignement pour nos yeux et notre esprit !

Ma vie est un nouveau roman. Ni auteur, ni héros, ni aventures, seulement le bruit minuscule des volets qui grincent doucement dans la brise. Si seulement…

« Le Spectacle est la carte de ce nouveau monde, carte qui recouvre exactement son territoire. Les forces mêmes qui nous ont échappé se montrent à nous dans toute leur puissance. (…) Le travailleur ne se produit pas lui-même, il produit une puissance indépendante. Le succès de cette production, son abondance, revient vers le producteur comme abondance de la dépossession. »

L'érotisme est toujours dialectique. C'est dans le rapport entre le noble et l'ignoble qu'il se fonde. Il est en train de baiser cette fille sublime, il voit ses fesses prodigieuses, qui bougent avec bonheur à cinquante centimètres de ses yeux et qui l'émeuvent aux larmes, et, tout à coup, il aperçoit la plante de son pied, avec de la corne et des cals, et ce gros orteil…, et c'est ce qui va l'exciter le plus, par contraste avec le reste. Non, ce n'est pas « ce qui va l'exciter le plus », c'est la partie qui va donner au tout sa formidable puissance érotique. Sans ce détail un peu raté, un peu difforme, le reste serait fade. C'est la raison pour laquelle nous avons toujours pitié de ceux qui semblent (du moins en paroles) se complaire dans le beau

Ce qui me frappe est que c'est dans cet ordre, toujours, que l'érotique se donne. Ce n'est pas du laid vers le beau, mais du beau vers le laid. Le sublime doit être authentifié par le vulgaire, le parfait par l'abîmé, le régulier par l'irrégulier, le propre par le sale, pour que le désir naisse et envahisse l'être entier. Le beauté pure est toujours insuffisante. 

« Aya Nakamura, c'est l'esprit français. » Surtout ne pas répondre. En rajouter, au contraire. Applaudir. Les discussions à ce sujet sont ce qu'il y a de plus emmerdant. Tous les cons se précipitent pour brailler à qui-mieux-mieux en nous sortant leur France idéale, la main sur le cœur. Le Spectacle est la carte de ce nouveau monde… Essayer de se retirer sur la pointe des pieds. De toute manière, on n'a qu'une seule envie : la gifle ou le rire. La mort ne sera bientôt plus qu'un bon souvenir, rassurons-nous. 

Pour supporter les autres, il faut n'avoir aucune exigence envers soi-même, aucun goût, aucun honneur, écrit mon cher C. Je récoute pour la centième fois les études de Chopin par Pollini, et je m'étonne de cette critique complètement folle qui lui a été souvent faite d'être « froid ». C'est incroyable, d'entendre ça ! Écoutez la troisième étude de l'opus 10, écoutez ses crescendos, écoutez ses forte subito, écoutez la manière dont il nourrit le timbre, dont il fait exploser les harmoniques, comme un fou furieux qui taille dans la pierre, et venez me dire en face qu'il est froid ! On l'entend souffler sur les braises, on entend le feu au bout des doigts. Moi je n'ai jamais entendu ça ailleurs. D'ailleurs il lui arrive de se brûler et de perdre le contrôle. Écoutez la cinquième étude de l'opus 10, écoutez comme le début des phrases explose littéralement. C'est froid, ça ? L'attaque est stupéfiante de précision et de galbe, de profil minéral, c'est étincelant mais c'est toujours nourri de l'intérieur, avec une conscience très haute et une sensibilité incroyable. J'ai toujours été étonné que Pollini lui-même n'aime pas beaucoup ce piano, auquel il trouve « trop de marteaux ». Je trouve au contraire que dans cet enregistrement il a trouvé un équilibre parfait entre la percussion et le legato, entre les notes prises chacune pour elle-même et la grande ligne, ça chante merveilleusement mais c'est viril, noble, d'une folle élégance sans aucune concession. Le rapport entre ses piano et ses forte est un modèle du genre : c'est même dans cette dynamique si singulière et si maîtrisée qu'on le reconnaît. Il ne joue pas pour faire plaisir, il joue pour être juste. Alain Lompech m'agace prodigieusement, mais je dois reconnaître qu'il a écrit l'article le moins idiot ou le moins fade que j'aie lu à l'occasion de la mort de Pollini. Pollini n'a peut-être pas de génie, à proprement parler, mais c'est un pianiste extraordinaire qui restera, j'en suis sûr. Sa solidité est d'ordre moral plus que digital, et c'est tellement rare ! J'aurais aimé que mon père le connaisse. Malheureusement, il est mort juste au moment où le pianiste italien est arrivé jusqu'à nous, en cette année 1972 qui a décidé de tant de choses. Et c'est très étonnant, car j'ai écouté ces mêmes études enregistrées par le même pianiste pour EMI, quelques années auparavant, et je n'ai pas du tout aimé. Son étude en tierces, par exemple, est assez laide, très scolaire. Il n'était pas encore passé par Michelangeli, je crois… Mais quelle transformation, en quelques années ! Il a compris très vite ce qui donnerait de la beauté et de la noblesse à un piano aristocratique sans être précieux, solide sans être dur, beau sans être esthétisant. Il est très honnête, c'est d'abord ça que j'entends et que j'aime. Est-ce qu'on a remarqué que la douzième étude de l'opus 25, en ut mineur, était jouée exactement au même tempo que la première de l'opus 10, en ut majeur ? Il faut les écouter l'une après l'autre : l'effet est saisissant et grandiose ! On comprend que Keith Jarrett ait écouté ce disque en boucle, en faisant de la barque, seul…

Le seul texte qu'il me faudrait — moralement — vraiment écrire serait un texte qui annulerait tous les textes que j'ai écrits jusqu'à présent, qui les ferait disparaître, et, s'il n'y parvient pas — car je n'en ai sans doute pas les moyens —, qui au moins en révèlerait honnêtement toute l'inutilité et la vacuité, l'imbécilité et la lourdeur. Malheureusement il ne sera(it) sans doute qu'un texte de plus, qu'une tentative avortée, au même titre que toutes les autres, de dépasser l'aphonie essentielle qui me tient enfermé en moi-même. Renaud Camus a répondu à ça d'une manière qui me ridiculise un peu, mais il a raison. J'enfonce des portes ouvertes, c'est évident. Seulement, les portes que j'enfonce sont plus dures, il me semble, et je m'y esquinte la tête, parce que je pense vraiment que 99% de ce que j'ai écrit est à mettre à la poubelle. Ne surnage de ce fatras que trois ou quatre phrases que sans doute personne n'a repérées. 

D'ailleurs, à ce propos, je remarque une chose que j'aurai mis longtemps à comprendre. Qu'est-ce qui provoque l'adhésion d'un lecteur ? Qu'est-ce qui lui donne envie de dire : « J'aime ça ! » ? Eh bien, très souvent, le plus souvent, il suffit d'une ou deux phrases réussies. Elles éclipsent le reste, qui peut être médiocre, et qui passe complètement inaperçu. Cela tient à la manière dont on lit. La lecture, comme l'écoute, n'est jamais linéaire, c'est impossible. On croit qu'elle l'est, mais c'est une illusion. C'est pour cette raison que lorsque je me relis, je peux en très peu de temps passer d'une opinion favorable à une franche hostilité : tout dépend de la manière de lire. Les écrivains qui ont un peu de bouteille le savent très bien, qui laissent dans leurs textes beaucoup de choses très faibles, confiants qu'ils sont (apparemment) dans leur talent qui résistera tant bien que mal à ces pauvretés ou à ces platitudes. Il me semble qu'il en va différemment en musique. Aucun compositeur digne de ce nom, aucun Beethoven, aucun Brahms, aucun Schumann, et ne parlons même pas de Bach, ne supporterait de laisser dans sa partition des faiblesses ou des défauts qui viendraient immédiatement briser une phrase ou un développement, et signaler le relâchement ou la paresse. « L'imperfection est la cime », écrit Camus, mais ce ne sont pas tant les imperfections, qui m'ennuient, moi, car je sais bien que souvent c'est par elles que le charme advient, que la médiocrité et la confusion, et de ce côté-là, malheureusement…