« Toutes les femmes, partout, devraient être aimées comme moi je t'aime. »
J'aime regarder les films que tout le monde connaît avec trente ou quarante ans de retard, de la même manière que je n'aime lire que les journaux qui datent d'il y a dix ou quinze ans au minimum. Je n'avais jamais vu Taxi Driver, avec Robert De Niro, Jodie Foster, Harvey Keitel et Cybill Shepherd. Le film est sorti en 1976. En 1977, ou peut-être fin 1976, Patricio était allé le voir, et je m'en souviens, parce qu'il n'est plus jamais allé au cinéma depuis. Travis Bickle est insomniaque, c'est pour ça qu'il devient chauffeur de taxi à New York. En ce temps-là, New York est une des villes où le taux de criminalité est le plus élevé au monde. Robert De Niro n'a touché que 35 000 dollars pour ce rôle. 35 000 dollars, c'est pas si mal, je trouve, mais mon avis n'a aucune importance, ici. Je devrais dormir, plutôt que de regarder ça. Jodie Foster avait douze ans quand elle a joué dans ce film. 35 000 dollars, moi je les veux bien, si De Niro n'en veut plus. C'est Bernard Herrmann, mort avant la sortie du film, qui a composé la musique. Taxi Driver a comptabilisé 2 701 755 entrées en France. Patricio était l'un de ces spectateurs et Patricia l'accompagnait. C'est bien en 1976, et 1977, que tout s'est décidé, pour moi, j'en suis convaincu (Fragments d'un discours amoureux…). Vingt ans, vingt-et-un ans, juste avant que nous nous installions rue Joseph de Maistre avec Christine, dans le 18e, c'était la rue Ferdinand Duval, à Saint-Paul, c'était le Fuchs et Moor, un piano pourri qui abîmait les doigts, et Patricio qui travaillait ses tablas toute la journée dans la pièce voisine. J'avais acheté deux planches de contreplaqué que j'avais réunies par des charnières, et j'en avais fait mon sommier.
« C'est à moi que tu parles ? » Travis est prêt à travailler même pendant les fêtes juives. Ma Christine s'appelait Sibille, et tout le monde l'appelait Sibylle. Martin Scorsese observe sa femme depuis le taxi, comme j'observais Sibylle depuis la rue, dans notre appartement du 62, alors qu'elle s'y trouvait avec Hans. Sur les réseaux sociaux, la menace la plus populaire est : « Quitte ma page » si tu ne penses pas ce que je pense de… Poutine, Israël, Zelensky, le Covid, le réchauffement climatique, Gérard Depardieu (ou Miller), l'Emprise, le 11 septembre 2001, ma recette de la tartiflette, etc. Est-ce que vous voyez la femme à la fenêtre ? T'as intérêt à la voir, sinon tu dégages ! Ils ont saisi leur chance, eux. Pas moi. « Je me fiche du prix, je ne descends pas. » La différence est très mince, finalement. « Pourquoi écrivez-vous ? N'écrivez pas ! » Je ne rêvais pas de New York, alors, pas du tout. Entre les Alpes et les bords du Gange, il y avait Paris, et c'est tout. Peut-être quelques minuscules villages du Tarn-et-Garonne ou de l'Aveyron. Nous habitions au quatrième étage et l'appartement donnait sur le cimetière Montmartre et l'hôpital Bretonneau. « Vous savez qui habite là ? » Nous, c'est-à-dire Christine, Sarah, et moi. 42 mètres carrés exactement. Une entrée, la salle de bains sans fenêtre, minuscule, à gauche, la petite cuisine, donnant sur une cour, puis le salon, puis une petite pièce dans laquelle dormait Sarah, puis la chambre, au fond, avec des placards, un grand miroir et le matelas au sol. « Je vais la tuer. Qu'en pensez-vous ? » Sur les réseaux sociaux, il y a des serial likers. Ils font des descentes chez Machin et ils likent tout ce qui ne bouge pas. Des cœurs, des pouces, des sourires et des gueules larmoyantes, tout y passe, pour un peu on verrait les plombages qu'ils ont dans la bouche et la couleur de leurs slips. « Vous savez ce que fait un Magnum 44 à un visage de femme ? Ça le bousille. Ça l'éparpille. » Ça fout les jetons. Je suis à plat, je suis à fond de cale. Où es-tu, Sibyl ? Qu'es-tu devenu, Hans ? Il me vient des idées moches, tu sais. On est tous baisés. Et les putes, sur le trottoir, comme si elles avaient toujours été là, devant le Belmore Cafeteria… Notre slogan est simple : « Nous sommes le peuple. » La solitude a toujours été mon lot, partout. Je suis abandonné de Dieu. J'ai rencontré le Sorcier, quand j'avais vingt ans. « Vous avez un Magnum 44 ? » Betsy n'aime pas les films pornographiques, c'est bien ma veine. Patricia se baladait nue dans l'appartement, c'était bien. On mangeait toujours beaucoup de croissants au petit déjeuner et l'hiver on pouvait aller se réchauffer au BHV.
« Le maître de demain, c’est dès aujourd’hui qu’il commande », disait Lacan.
Écrire, c'est faire l'expérience des désirs contradictoires qui nous traversent. Chacun veut que vous soyez le plus radical possible, sauf quand il arrive que la radicalité effleure, même par ricochets très indirects, celui qui exige de vous une radicale radicalité. Alors la loi change instantanément et l'on vous demande au contraire une douceur et un tact infinis. Quoiqu'il arrive, vous êtes coupable de ne pas répondre avec ponctualité et discernement aux désirs des autres, car le lecteur s'imagine qu'il a un droit de regard sur ce qu'il lit. Il a payé. À l'époque de Haydn ou de Mozart, au moins les choses étaient claires : celui qui rétribuait le compositeur avait son mot à dire sur la production de ce dernier. La chose était inscrite noir sur blanc dans un contrat.
Écrire, c'est obéir à plusieurs maîtres dont les temporalités se livrent une guerre territoriale. On ne sait jamais avec certitude si la voix qui parle en nous à l'instant du crime le fait depuis un territoire conquis ou si l'annexion est en cours, mais la certitude est qu'une bataille se mène à chaque instant, et que les divers souverains ne révèleront leurs exigences qu'a posteriori, une fois que nos phrases se seront prélassées dans un lit impur, et forcément adultérin.
Il faut sans cesse se soustraire à la meute. Il y a des meutes sympathiques et d'autres qui sont très antipathiques, mais elles parlent toutes aussi fort et il est difficile de distinguer, dans le contrepoint serré qui prélude à l'acte d'écrire, les voix qui vont conduire à un dévoilement de celles qui vont anéantir toute liberté.
Pour écrire il faut déserter ; c'est plus difficile qu'on pourrait le penser. Proust parlait de profanation. La libération vient toujours d'ailleurs. Là où l'on se trouve, il n'y a que de la redite, le récit de ce que l'on a déjà cru vrai. « Les préjugés incurables pullulent lorsque les hommes se vantent de penser librement. »
Écrire est une manière, et c'est peut-être la seule, d'échapper à l'anéantissement de l'individu. Tout est fait pour qu'il ne se dise rien, partout, toujours, pour que la parole ne soit qu'une répétition sans conséquences. La production pléthorique que nous connaissons aujourd'hui dans le monde de l'édition est la meilleure illustration qui soit de la parfaite innocuité littéraire contemporaine. (D'ailleurs, un fait me frappe toujours beaucoup : ceux qu'on appelle les grands lecteurs me paraissent très souvent indemnes de ce qu'ils ont lu. Ça ne les change pas.) L'individu menace la communauté ; il faut donc le noyer sous des tonnes d'écrits non-écrits. Ça tombe bien, la grande majorité de ceux qui achètent des livres ne lisent que pour relire ce qu'ils ont déjà lu, ou cru lire, pour maintenir vivace en eux le sentiment de penser par eux-mêmes. Quatremaille me dit que « les femmes sont les grandes lectrices », et l'ont toujours été. Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne nouvelle.
Paul Schrader a écrit le scénario de Taxi Driver, dont l'histoire est en partie autobiographique. Vivant à Los Angeles, rejeté par sa petite amie, il avait fréquenté des cinémas pornos et développé une obsession morbide pour les armes à feu. À l'époque, la tuerie du film était considérée comme trop violente. Pour ne pas être censuré, Scorsese atténue les couleurs dans cette scène, pour rendre le sang moins visible.
« Tous les hommes devraient savoir ce que c'est que d'être aimé par toi. » Elle était bien jolie, Cybill Shepherd. « Je caresse une femme qui a envie de moi, besoin de moi. » Le moment où Betsy revoit Travis dans son taxi, à la fin du film, est merveilleuse. Ce qui pense à l'intérieur de nous est morcelé. Chaque organe a sa pensée propre. Le foie ne pense pas comme le pancréas, le cœur ne pense pas comme l'intestin, et même le visage n'est pas homogène. Les oreilles peuvent contredire le nez, la bouche les yeux. Les mémoires de notre corps ont des allures et des modes d'expression différents. La laideur et la beauté sont de chaque côté de l'envie et se regardent en chiens de faïence. La compassion, l'admiration, la crainte, le désir sans objet, la pitié, le mépris, tout cela cohabite tant bien que mal dans chaque caresse, dans chaque parole, et les regards des hommes et des femmes charrient cet inconcevable que toute leur vie ils tenteront de dire sans le penser. L'invraisemblable est toujours là, en embuscade, même dans les tendresses les plus profondes.
Lorsque Travis regarde la télévision et la fait tomber en la poussant doucement du bout du pied, c'est une scène des Feux de l'amour qui est diffusée. Il faut toujours se méfier, quand on semble avoir raison, car il arrive souvent que la raison porte en elle le contraire de ce qu'on avait cru y entendre. Je suis insomniaque sans avoir un travail qui rémunèrerait mes longues heures sans sommeil. Tenez, gardez la monnaie.