Vite, éteindre la lumière électrique pisseuse du plafonnier, qui salit l'émerveillement vital, même si le jour naissant suffit à peine à y voir. Ces premiers moments sont les plus précieux. Je regrette d'écrire désormais par le truchement d'un ordinateur, car cela m'oblige à subir l'impitoyable lueur de l'écran, cette lueur qui dresse un mur entre le plaisir et les mots qui me viennent. J'aime la lumière de l'aube qui grandit peu à peu et imperceptiblement sur la page blanche du cahier, créant un contraste avec le noir de l'encre qui semble se détacher avec peine du néant dont elle était encore consubstantielle, l'instant d'avant. Je crois vraiment que les meilleures pages que j'ai écrites l'ont été à l'aube. Je me revois, dans le silence de la cuisine de la Closerie, sur la table en formica jaune, ou bien dans le TGV de 6h30 qui me ramenait de Paris en Haute-Savoie. Comme j'ai aimé écrire dans ces moments où les mots tracés sur la page semblaient sortir du vide et de la nuit ! Alors, on a la sensation intime du calligraphe qui d'un trait sépare le non-sens du sens, le rien du quelque chose, la forme de l'informe. Se glisser d'un geste entre deux mondes, repousser doucement les bords de la réalité pour exister un peu, dans le frémissement du ténu. L'aube et le crépuscule sont des moments aussi dangereux que féconds. On peut y sombrer autant qu'y trouver une échappée salvatrice : accéder à la Parole. Mais c'est toujours fragile, toujours miraculeux.
La sixième Invention en mi majeur, la mouvement contraire syncopée, par laquelle j'ai longtemps commencé mes journées, parce qu'elle donne du toucher une version précise et centrée, dansée et parlée à la fois, fondée sur les gammes et le rythme, et qu'elle oblige à un contrôle extrêmement strict et mesuré de l'enfoncement des touches. Passer ensuite du mi majeur au do dièse mineur, à la fugue à cinq voix du premier livre du Clavier bien tempéré (BWV 849), et donc garder les quatre dièses à la clef, car les deux tonalités de mi majeur et de do dièse mineur impriment aux mains une géologie digitale singulière qui m'a toujours rassuré, tenu que l'on est par les deux massifs de touches noires, d'un côté fa dièse et sol dièse, de l'autre do dièse et ré dièse. Être pianiste, c'est aussi cela : avoir avec les tonalités un rapport charnel et digital, organique, qui est suscité par ces deux matières antagonistes du clavier : le noir et le blanc, l'ébène et l'ivoire, le haut et le bas, le creux et le relief. Sibelius a composé un quatuor à cordes dont le sous-titre est Voces intimae, voix intimes, ou, pour être plus exact, voix intérieures (mais l'ambiguïté ou la proximité entre intime et intérieur est évidemment riche de sens). Jouer au clavier une fugue de Bach à cinq voix, c'est précisément pénétrer physiquement dans l'intimité des voix, c'est se mouvoir à l'intérieur du réseau vocal qui entrecroise ses lignes, ces lignes dont chacune est dépendante des autres tout en conservant son identité propre, sa vocalité singulière. C'est la beauté indépassable du contrepoint, lorsqu'il est écrit par un musicien tel que Jean-Sébastien Bach.
« Toute grande passion débouche sur l'infini », écrit quelque part Michel Houellebecq. C'est ce que je ressens le plus souvent en écoutant Jean-Sébastien Bach. Il y a tant de passion (à tous les sens de ce terme) dans sa musique, mais c'est une passion délivrée de l'hystérie et de la vanité ! Le contrepoint, porté à cette hauteur, avec cette exigence, c'est une irrésistible avancée dans la connaissance. Chacune des voix de la fugue semble nous dire : avance, avance encore, avance toujours, et tu sauras. Les voix d'une fugue sont autant des voix qui parlent que des voix qui écoutent, qui écoutent jusqu'à l'infini. Les mains se meuvent à peine, il n'y a aucune de ces extravagances de la musique romantique, pas de virtuosité au sens d'acrobatie, de saut, de déplacement, les bras restent sagement près du corps, le son provient d'une corde à peine frappée, les notes durent exactement ce qu'il faut, le piano se fait chanteur, ou plutôt souffles, il énonce, pas à pas, note après note, et il s'efface autant qu'il peut devant la nécessité et la continuité du chant, il tient la « corde de récitation ». Ça crée de l'harmonie, des harmonies ? Elle est presque superfétatoire, elles sont presque de trop. Je dis bien presque… On a beaucoup glosé sur la signification, sur les significations du mot « tempéré », dans le titre « clavecin bien tempéré », qui font référence au « tempérament » (la manière d'accorder les instruments à clavier, et donc aux possibilités de moduler), mais, en écoutant cette fugue en si bémol mineur (BWV 867), une autre signification vient à l'esprit, la « tempérance ». Les trois premières notes du Sujet de la fugue, qui inaugure la pièce, Si bémol, Fa, Sol bémol, ouvrent l'espace vocal (et la main) d'une manière déchirante, certes, mais aussi avec une simplicité et une modération exemplaires. Bach sépare d'un silence les deux premières notes (Si bémol et le Fa) du Sol bémol, qu'il fait intervenir à l'octave supérieure, créant ainsi la dissonance (neuvième mineure, ce qui est énorme, quand on chante) qui sera le moteur caché de la fugue. Mais cette tension reste discrète, à cause du silence qui sépare le Fa du Sol bémol. Autant les deux premières notes font à l'évidence partie de la tonalité, en constituent même les deux piliers les plus puissants (tonique et dominante), autant le Sol bémol aigu a l'air de surgir de nulle part. C'est pourtant lui qui va donner naissance à la mélodie diatonique — très calme en valeurs égales — qui descend et qui remonte (Fa Mi Ré Do Ré Mi Fa), en prenant appui sur le Fa, qu'elle finit par dépasser pour aller jusqu'au Sol bécarre, juste après l'entrée de la première Réponse. Les plus belles fugues de Bach, à mon sens, sont celles, en style ancien, qui économisent les figures et les mouvements, et qui tirent le maximum d'un matériau minimal, celles qui, pour le dire autrement, sont moins instrumentales que vocales. C'est quand Bach va puiser dans la tradition la plus éloignée, dans les siècles des siècles, qu'il est le plus profond et le plus authentique. C'est lorsqu'on se rapproche de l'immobilité instrumentale que les mouvements de l'âme sont les plus intenses et les plus vrais, en tout cas les plus signifiants.
La musique de Bach à son meilleur nous fait entendre le monde éclairé d'une lumière qui sourd des choses elles-mêmes. C'est je pense pour cette raison qu'on parle si souvent de Dieu à son sujet. Il n'a pas besoin d'intermédiaire pour accéder à l'essence du Réel, et c'est ce pouvoir unique qui nous semble sans exemple. À son écoute, une force intérieure se révèle en nous qui nous surprend et nous apaise. Il purge la parole de toutes ses scories, il éteint la lumière électrique et nous rend attentifs au jour naissant à l'intérieur de nous. Sa musique donne à l'auditeur l'impression d'un flux musical ininterrompu, alors qu'elle est composée plus que toute autre musique. C'est la suprême élégance de Bach, que de rendre invisible la façon de ses élaborations vertigineuses. C'est le contraire d'un théâtre : il n'y a pas des signes, il y a seulement Le Signe, à la fois limpide et indéchiffrable, et terriblement silencieux.
« C'est du vide qu'émerge la présence des choses. » Personne plus que Jean-Sébastien Bach n'a su rendre sensible la présence de l'envers des choses. Je suis assez d'accord avec Zhu Xiao Mei qui pense que Bach a volontairement laissé l'Art de la fugue inachevé. Comment mieux que par un silence vertigineux rendre palpable l'infini qui plonge l'auditeur du dix-neuvième contrepoint inachevé (une fugue à trois sujets), à la mesure 239 ? Laisser en blanc ce qu'on ne peut dire… Quelle meilleure conclusion, pour un génie tel que Bach ? Et puis, "Fugue" veut dire fuite…
« Über dieser Fuge, wo der Nahme B.A.C.H im Contrasubject angebracht worden, ist der Verfasser gerstorben. » (Carl Philipp Emanuel Bach)