dimanche 4 février 2024

Au-dessus des ombres

 

La musique a une physionomie singulière, le dimanche matin. Je suis né dans une famille dans laquelle ce moment était majoritairement consacré à Bach, et cette couleur sonore m'est restée, par-delà les années. Nous entendions très régulièrement les concertos brandebourgeois, les suites pour orchestre, les concertos pour violons, mais aussi les partitas, le concerto italien, la fantaisie chromatique et fugue, les suites pour violoncelle, les sonates et partitas pour violon seul, plus rarement des oratorios et des cantates, et très régulièrement la Messe en si, la grande œuvre qui projetait sur toutes les autres son ombre intimidante et souveraine. 

Écoutant il y a quelques jours quelques partitas pour piano, j'ai pris conscience, avec une netteté qui m'a ébloui, de ce qui rendait cette musique incomparable. Les notes se tiennent à la cime d'une voyelle souple et vigoureuse — le « i » —, offertes par ces fines pointes qui se dressent en gerbes ; le chant est porté par des pistils détachés les uns des autres mais organisés avec une science rigoureuse, hérissé de sonorités étincelantes et bienfaisantes. Cette musique ne blesse jamais ; pourtant elle est si précise et acérée que le moindre défaut dans son organisation nous meurtrirait. Mais Bach ne laisse rien au hasard, chaque ligne dépend de l'autre sans que cela ne nuise à sa liberté propre (c'est le miracle !), à son effloraison toujours vive et instinctive. Le mauvais goût lui est inaccessible. 

Quand on la connaît suffisamment, on peut entendre une partita en faisant disparaître mentalement le fond harmonique, et l'on perçoit exactement toute la vérité structurelle, ombre immanente souveraine, sous les sommets splendides et lumineux qui dansent dans les hauteurs du spectre sonore. Les mélodies ne sont pas seulement des mélodies, les harmonies sont très loin de n'être que des successions ordonnées d'accords : Bach n'est pas un compositeur qui compose avec la matière sonore, il ne vient pas après elle, pour la réformer, ou lui adjoindre une forme, il advient exactement en même temps qu'elle, ils sont de même nature, et du même temps : le présent. C'est la chance et le drame de cette musique. Même mal jouée, elle continue d'exister, sa force vitale étant bien supérieure à tous ceux qui la croisent et la défient, consciemment ou inconsciemment. 

Depuis que Jean-Sébastien Bach existe, depuis l'équinoxe du printemps 1685, l'univers s'est transformé, et pas seulement la musique. Il a inscrit dans le monde quelque chose qui en a changé le cours à jamais, il a tracé dans le temps humain une ligne de partage sur laquelle on ne reviendra pas. Ce point d'équilibre parfait est l'un de ces miracles qui resteront à jamais — éternels commencements. 

Nos vies sont des ombres dont seule la musique, quand elle atteint ces hauteurs, perce par instants les ténèbres.