dimanche 13 novembre 2022

La flûte dans le vagin


 « Je vis encore, je pense encore : il faut encore que je vive, car il faut encore que je pense. » Il faut que je pense ? Et pourquoi donc ? Quelle est cette prétendue nécessité, d'où vient-elle ? Je vis encore... Quelle drôle d'affrmation ! Peut-on simultanément vivre et penser qu'on vit ? Pourquoi les moustiques volent-ils ? Qui leur a octroyé ce droit ? Je déteste quand ce que j'écris commence par des questions. Cette manie de poser des questions m'est insupportable. D'ailleurs, tout m'est insupportable, en ce moment, à commencer par moi-même. Je ne sais pas comment font ceux qui s'aiment. Ils sont fous, je crois. Pourquoi penser, pourquoi écrire ? Je devrais m'interdire l'usage du point d'interrogation. Et peut-être aussi celui du point d'exclamation. Et restreindre très fortement l'usage des trois points. Des virgules, aussi. Peut-être également des tirets — et même des parenthèses. Je vous assure : que les moustiques volent ne va pas de soi. C'est une illusion que de le croire. Les moustiques devraient marcher, et même ramper. Les femmes devraient nous demander la permission de coucher à droite et à gauche. Il faut remettre un peu d'ordre dans le monde. La liberté doit retrouver son prix. On doit la chérir à nouveau. Maintenant que j'y pense, j'abuse aussi du point-virgule. Les gens bien ne se posent pas continuellement des questions. Voilà ce que je pense. J'ai attrapé cette manie à l'adolescence, où un professeur de mathématique m'a fait croire que poser des questions était le fin du fin. J'avais envie de le croire. Il était barbu et moustachu. Il s'appelait Philippe Gaucher. Durant ma deuxième année d'internat au Collège Saint-Michel, en seconde, nous étions en “auto-discipline”. Un beau bordel. L'année de troisième qui avait précédé avait au contraire été placée sous le signe d'une discipline très stricte. Très stricte de mon point de vue, en tout cas. Je me souviens d'une anxiété permanente : à chaque instant, je me demandais s'il était licite de faire telle ou telle chose. Ce monde était nouveau pour moi, nouveau et angoissant, mais ça n'a duré qu'une année. Philippe Gaucher était extraordinaire. Il ne nous enseignait pas les mathématiques. Plutôt à parler. À poser des questions. Et à se taire. Les premières semaines de cours, nous les avions passées en silence, nous demandant ce qu'il attendait de nous. Il ne disait rien. Il marchait de long en large devant le tableau noir, les mains derrière le dos, et nous jetait parfois un coup d'œil peu amène. Nous attendions qu'il nous dise quoi faire et il s'y refusait obstinément. Il ne souriait pas. Il avait l'air renfrogné. Parfois, il posait une fesse sur son bureau, et nous observait silencieusement. Puis il essuyait ses lunettes avec son mouchoir, et les remettait en place, toujours sans un mot. La fin du cours arrivait : nous n'avions pas prononcé une parole. « Auto-discipline »... Mes parents m'avaient mis en pension pour que j'apprenne la discipline. Heureusement, mon père est mort. Il n'a pas eu le temps de voir les dégâts causés par le renversement radical de tendance, à ce sujet. Les mathématiques étaient la discipline reine, en ce temps-là, et il avait fallu que je tombe sur le seul prof de France qui refusait de nous l'enseigner, en tout cas c'est ce que nous avons pensé durant tout l'automne. Il était fou ? En un sens, il était fou, mais sa folie prenait les allures d'une raison supérieure qui nous séduisait beaucoup. Ma mère s'inquiétait un peu pour moi tout de même et elle avait fait le déplacement jusqu'à Annecy pour rencontrer Gaucher, car c'était notre professeur principal. Il l'avait complètement rassurée. « Votre fils est parfait. Faites-lui confance. » On voit que, fou parmi les fous, j'étais parfaitement à ma place. La situation ne pouvait pas être plus favorable, pour moi qui avais toujours détesté les mathématiques. Mon professeur principal, professeur de mathématiques, nous enseignait tout sauf les maths, et disait à ma mère de ne pas s'inquiéter pour moi. De plus il avait une voiture de sport décapotable dans laquelle il m'emmenait faire des tours. L'année s'annonçait bien. Il existe un certain point supérieur de la vie depuis lequel on voit tout très nettement : j'y étais. Le basculement pouvait avoir lieu, tranquille. Moi qui avais toujours été d'une timidité maladive, complexé à mort, et exagérément couvé par ma mère, je sentis que des ailes me poussaient. Alors tout vint en même temps, d'un seul coup. Quand je dis tout, je parle des flles, du jazz, de la drogue, de la moto, de l'amour et de la liberté. Auto- discipline si on veut. En une petite année, il a fallu tout apprendre. Je vais vous dire la vérité : je ne suis toujours pas sorti de là. Je croyais avoir appris la Liberté et cette liberté inouïe allait m'emprisonner dans le beau chaos de la vie. La violence du choc, sur l'inertie duquel j'allais vivre durant près de cinquante ans, je la ressens toujours aujourd'hui, l'onde de choc s'est propagée jusque là, mais ce n'est qu'aujourd'hui que je m'interroge sur ce qui s'est passé alors. Si je me pose des questions sur ma ponctuation et mes parenthèses, si je fais des phrases, aujourd'hui, c'est parce que je n'ai pas su en faire à ce moment-là, que j'en étais incapable. J'avais à peine la connaissance des virgules et du point, et jamais je ne m'étais demandé si je pensais ou non. Penser à quoi, à qui ? On ne pense pas plus sans ponctuation qu'on ne pense sans phrases. Pour parvenir à ce point depuis lequel il est possible de penser à penser, il faut une sorte de providence personnelle. Il faut connaître un état de gai savoir. Que tout arrive pour notre bien, même le chagrin. Nous sommes des serfs. La liberté n'existe qu'en vue de la plus parfaite soumission. Bon, il arrive que les deux se confondent, c'est vrai, mais tous ceux qui un jour ont voulu créer quelque chose savent que c'est en se soumettant absolument à ce qui nous dépasse que c'est possible. Le chaos est un préalable incontournable, et le chaos, c'est seulement l'ordre qu'on ne comprend pas encore. Ce n'est peut-être même pas un préalable, d'ailleurs, c'est surtout un pays qu'il faut nécessairement traverser et qui ne semble inhospitalier qu'aux imbéciles, c'est-à-dire à ceux qui sont trop intelligents, dont l'intelligence s'exerce à contretemps : l'art est le frère jumeau du hasard, ou peut-être de la Chance.

« Savoir trouver la fin. — Les maîtres de première qualité se reconnaissent en cela que, pour ce qui est grand comme pour ce qui est petit, ils savent trouver la fin d’une façon parfaite, que ce soit la fin d’une mélodie ou d’une pensée, que ce soit le cinquième acte d’une tragédie ou d’un acte de gouvernement. Les premiers du second degré s’énervent toujours vers la fin et ne s’inclinent pas vers la mer avec un rythme simple et tranquille comme par exemple la montagne près de Porto fino — là-bas où la baie de Gênes finit de chanter sa mélodie. »

Les fins naturelles et belles sont une des sorties du chaos, la Chance qui advient à l'œuvre, quand celle-ci se termine. C'est plus que l'intelligence, ou c'est une intelligence qui ne s'agrippe pas à elle-même. Est-ce que les fins de vie peuvent être intelligentes ? Il est temps pour moi de me poser la question. Je risque bien de ne pas la voir venir. Non pas que je croie être un maître pour quiconque, en aucune façon, mais pour moi, je n'ai pas le choix, et personne ne l'a : quelle que soit la qualité de ma vie, je n'ai pas d'autre maître que moi-même. Je ne peux pas envisager celle-là sans me dire que j'en suis entièrement responsable, quelles qu'aient pu être par ailleurs les circonstances, les rencontres, les brutalités et la bêtise qui se sont dressées sur mon chemin en prenant le masque du hasard. Quoi qu'on fasse, cela finit par une mélodie simple et tranquille qui vient mourir sur nos lèvres, et cette mélodie singulière porte en elle tout le somptueux chaos que nous avons traversé en aveugles. Rien ne sert de s'énerver, mais c'est bien tentant tout de même. C'est le moment de l'« autodiscipline » et nous avons envie de nous révolter une dernière fois. Nous sommes maîtres et serviteurs au même degré, exactement. C'en est touchant, et le ridicule n'est jamais très loin, même et peut-être surtout dans le tragique qui nous attire très fort dans la grande solitude par définition incomprise de tous. Je vis encore, je pense encore... Combien de temps ? Cette donnée nous est cachée, heureusement, même quand l'existence arrive à ce point où les chiffres des machines vont remplacer la vie en nous. Je me demande si au dernier moment je commencerai à m'aimer un peu. Il paraît que c'est ce que veut la vie. Entendrai-je de la musique, et laquelle ? M'apaisera-t-elle ou me sera-t-elle insupportable ? Je n'ai pas oublié ce jour de 2003, était-ce le printemps ou déjà l'été, quand, dans la chambre d'hôpital où ma mère gisait sans parole, j'avais voulu lui faire écouter le larghetto du 24e concerto de Mozart (je crois me souvenir que c'était Robert Casadesus qui jouait), car je savais qu'elle l'aimait, et qu'elle avait fait une atroce grimace en entendant les premières mesures de ce mouvement. Je n'avais pas insisté et avais retiré précipitamment le casque que j'avais mis sur ses oreilles, non sans ressentir un grand chagrin et une grande incompréhension, presque une révolte. Je lui en voulais de ne pas être fidèle à elle-même, et bien sûr cette « elle-même » n'était que mon désir qu'elle ne m'abandonne pas à ma solitude, qu'elle continue à être pour moi, qu'elle obéisse jusqu'au bout à la structure que nous avions construite tous les deux durant notre commune existence. Ce que je prenais pour une trahison n'était bien sûr que sa liberté, que son abandon à celle qu'elle était devenue depuis que la parole l'avait quittée, que sa coïncidence avec elle-même, cette elle-même nouvelle et dernière, et je ne l'ignorais pas, mais il m'était impossible de ne pas en souffrir, c'était comme une insupportable rupture de contrat. Elle vivait encore, elle pensait encore, et je n'avais pas mon mot à dire, je devais souffrir en silence, la laisser être autre, et me retourner vers Mozart comme un âne qui a reçu un coup de pied de son maître alors qu'il le servait avec amour. Pour un peu, j'aurais fait la tête. J'étais vexé. Je venais lui apporter la paix, la beauté, le sublime, et ma mère s'en détournait avec un rictus de douleur et d'offuscation. Avait-elle joué la comédie, durant toutes ces années où nous écoutions cette musique dans un commun ravissement ? Cette pensée m'effleura, et la douleur qu'elle engendra venait entièrement de celui que j'étais pour pouvoir penser une chose pareille. Ce jour-là, j'ai su immédiatement que ce moment me poursuivrait longtemps. Je n'avais pas su trouver la fin. La fn douce, apaisante, consolante, que ma mère méritait. Pourquoi ne pouvons-nous jamais avoir de certitudes qui durent le temps d'une vie ? D'où vient cette malédiction que le temps entre en nous comme une clef qui traduit notre être d'une imprévisible façon, pourquoi sommes-nous perpétuellement en retard sur la vérité et sur la justesse ? Et voilà que je me remets à poser ces foutues questions...

J'ai beau faire, je ne saurai jamais ponctuer. Là aussi, j'ai fait semblant de savoir, et l'on m'a souvent cru. On ne nous croit que lorsque nous mentons. Personne ne nous croit jamais, quand nous disons la vérité. Nous n'avons aucune liberté. La seule liberté que je connaisse est celle qui consiste à croire à la possibilité de la liberté. Comment peut-on croire sérieusement à cette fable, quand on écoute le larghetto du 24e concerto de Mozart ? Si Mozart avait été libre, il aurait composé autre chose que ce mouvement sublime, et je ne serais pas en train de l'écouter au moment où j'écris ces phrases. Mais lui aussi a dû se croire libre, lui aussi a été son propre maître, et lui aussi s'est abandonné au temps qui en lui traduisait le sens qu'il croyait donner à sa vie, ce temps qui est parvenu jusqu'à nous, dans le velouté des clarinettes et la sérénité des cordes, ce temps du souffe partagé. Je l'imagine, Mozart, en prof de mathématiques, une après-midi d'automne ensoleillée, à Annecy, assis sur son bureau, regardant par la fenêtre, se taisant, ignorant notre regard médusé, perdu, ailleurs, séparé de nous, entre parenthèses, ou entre guillemets.

« La foi en soi-même. — Il y a en général peu d’hommes qui aient foi en eux-mêmes ; — et parmi ce petit nombre les uns apportent cette foi en naissant, comme un aveuglement utile ou bien un obscurcissement partiel de leur esprit — (quel spectacle s’offrirait à eux s’ils pouvaient regarder au fond d’eux-mêmes !), les autres sont obligés de se l’acquérir d’abord : tout ce qu’ils font de bien, de solide, de grand commence par être un argument contre le sceptique qui demeure en eux : il s’agit de convaincre et de persuader celui-ci, et pour y parvenir il faut presque du génie. Ces derniers auront toujours plus d’exigences à l’égard d’eux-mêmes. »

Ah, les bassons ! J'aimerais être capable de dire ce que c'est qu'un basson, dans la musique de Mozart. Qui parle, ici ? Comment le bois vient dans la vibration, quelle sorte de vie il lui donne, quelle est cette manière de se tenir debout, ou assis, quel étrange costume porte cet instrument à la fois doux et rauque, drôle et sérieux, de quel pays est-il et quelle est cette langue que nous ne comprenons pas vraiment mais dont nous ne saurions nous passer ? Comment tient-il son rôle, lui qui, dans le bas du son, est face aux hautbois perchés, pointus, tendus, comment fait-il le dos rond, pourquoi semble-t-il souvent maugréer, ne parler qu'à contre-cœur, comme s'il se sentait obligé de se justifier d'être là, entre les cors et les flûtes, de l'autre côté de la rue qui le sépare des séduisantes clarinettes ? Le sceptique en moi parle très fort, me coupe sans cesse la parole, me marche sur les pieds, n'en fait qu'à sa tête, et m'oblige à des contorsions épuisantes si je veux me donner l'impression très momentanée que je suis le maître à bord. Je regarde les autres, autour de moi, avec un sentiment d'incrédulité extrême, eux qui semblent toujours nager dans le fort courant de la maîtrise. Comment font-ils ça ? Ce sont des magiciens. Moi je suis un infirme dans un monde de maîtres. Et il faudrait en plus que je pense par moi-même ? D'où me viendrait cette incroyable faculté ? Ils sont tous parfaitement adaptés à l'orchestre dont ils font partie, c'est indiscutable, alors que je joue d'un harmonium poussif et désaccordé dont il manque la moitié des notes. La foi en soi-même renverse des montagnes que je suis le seul à voir, mais contrairement à Nietzsche, je crois que cette faculté est donnée à tout le monde sauf moi. Si je regarde autour de moi, je ne vois que des humains capables de composer le 24e concerto de Mozart les doigts dans le nez, sans même être conscients de l'exploit inouï qu'ils viennent de réaliser. J'en connais qui croient vivre parmi un peuple d'analphabètes et d'impuissants, et j'avoue qu'il m'est arrivé de le penser ; mais c'est tout le contraire ! Si la langue que vous entendez alentour vous semble dénuée de sens et parfaitement grotesque, en plus d'être laide à faire peur, c'est seulement que vous n'en comprenez pas les subtilités et la logique. Nous sommes entourés de génies qui créent comme ils respirent, qui inventent sans répit, qui mettent au monde un univers dont la nouveauté perpétuelle est un défi permanent à l'intelligence et aux siècles. Jamais je n'y arriverai. Jamais je n'aurai cette puissance créatrice et cette belle foi innocente et pure. Aujourd'hui j'apprends qu'une gynécologue joue de la fûte avec son vagin. S'il vous fallait des preuves, en voici une. Mais elles sont légion. Pas une heure ne se passe sans que mes contemporains ne démontrent leur absolue supériorité sur tout ce qui s'est fait jusqu'alors. La question ne se pose même pas. Pauvre Mozart, pauvre Mendelssohn, pauvre Wagner, que nous avions grandement surestimés, vous n'êtes coupables de rien, c'est seulement que le temps n'était pas venu, que vous êtes nés dans de sombres siècles où seuls quelques individus avaient du génie, et c'est le dénivelé avec vos contemporains qui nous a fait longtemps croire que vous étiez des montagnes. Si vous naissiez aujourd'hui, personne ne vous remarquerait, car mes frères humains sont tous vos égaux, et c'est ma seule infirmité congénitale qui me permet de vous admirer encore un peu.

J'ai commencé ce texte par ces mots : « Je vis encore », mais je suis bien obligé de convenir qu'il n'existe en moi aucune réelle certitude à cet égard. C'est par commodité, c'est pour m'associer au genre humain, que je fais mine de le penser, que je ne discute pas plus avant cette affirmation qui semble pour beaucoup aller de soi, mais au fond de moi, rien n'est assuré, rien n'est solide. Ce sont là pures conventions, contrats passés avec mes lecteurs et amis, refus de les effrayer ou de trop les exaspérer. J'écris depuis un demi-monde, au crépuscule, et je me tiens au bord de ce qu'on m'a décrit comme étant la vie. Parfois, il m'arrive de croire que j'y suis, que je fais partie des vivants, que j'ai du génie, moi aussi, que je peux créer à volonté, qu'il suffit de m'asseoir devant un clavier et d'écrire, mais je n'ai pas encore terminé la première phrase que l'illusion s'est dissipée. Oh, je ne m'en plains pas, bien sûr. J'aurais trop honte d'y croire. Mais je dois avouer que parfois j'aimerais être moi aussi de ce peuple là, que je voudrais avoir la foi, et voir ce spectacle magnifque, en regardant à l'intérieur de moi.