jeudi 15 décembre 2022

Vertige



La civilisation ne peut s'observer que depuis l'extérieur d'elle-même. Il n'existe aucune manière de voir la forme de la vie à l'intérieur de laquelle nous évoluons si l'on reste entièrement dans cette vie, malgré tous les efforts intellectuels qu'on pourra faire et toute l'imagination qu'on pourra déployer. Il faut se décoller d'elle pour en avoir une idée qui ne soit pas dévoyée par un regard enfermé, borné par les perspectives et les angles que cette vie nous impose, quoi qu'on fasse. La forêt, les animaux et l'espace nous dictent nos songes. Le bilan est impitoyable. Sorties des pages des livres les phrases se défont très vite et redeviennent poussière. Le vertige est là, à chaque pas, quand nous croyons marcher sur un sentier, quand nous croyons emprunter des routes et produire du sens en parcourant le monde. À flanc de montagne ou dans la nuit glacée, la rationalité perd de sa superbe. Encore une cabane au bord d'un lac, se dit-il, exaspéré. Et il rit de cette phrase absurde. Mais il doit garder une porte ouverte vers les hommes, même si cette porte est minuscule et délabrée. La civilisation avance à toute vitesse, et la montagne, les forêts, la nuit restent immobiles et silencieuses. Ces deux temps ne se rencontrent pas. Ils coexistent sans personne pour constater leur fragile intersection. Il faut se demander pourquoi la blancheur de la neige, pourquoi le silence d'un lac, pourquoi le regard de l'aigle, pourquoi le poisson qui vient mordre l'hameçon, pourquoi le feu. Du riz, des champignons, des bougies, la chair animale cuite. La gratitude et le sommeil. La lune pour soi. Les pensées inutiles. Les mille bruits du temps et de la vie alentour, secrète et mystérieuse. La brume sur les eaux froides, l'esprit soudain trop apaisé, un abandon qui peut être mortel, les souvenirs qui flottent comme des lambeaux épars, tout peut en un instant flamber comme l'étoupe. Voir plus loin que le présent est un mirage. Les heures sont du plomb fondu, quand une porte s'est ouverte sur l'absence. Il faut oublier à nouveau, se détacher de la présence encerclante, marcher sur la fine corde vibrante sans savoir quand nous tomberons. Le bruit de l'arbre qui s'abat dans la forêt, seule vérité. C'est toujours par les gestes qu'on voit comment la vie s'est faufilée dans le corps d'autrui, comment elle l'a traversé, et l'a conduit à ce qu'il est ou croit être. C'est un amoncellement de gestes et de phrases et de rêves qui a produit la musique qui nous tient secrètement en vie. Le danger est en soi, la nature ne fait que rendre possible la faiblesse. Écoute le bruit de l'eau, de la pluie, du vent, du feu, de tes os qui craquent et de la bête qui depuis un moment t'observe sans que tu le saches. Il ne s'agit pas de se confronter à la mort mais d'épouser l'infini : mon humanité fond à vue d'esprit, quand je tends l'oreille au Mystère. Dans la solitude se pose à un moment donné le problème de la survie. Le monde est toujours plus vaste, quand on comprend que celui qu'on espère ne donne pas tout. 

Oui, mais la mélancolie ?