mercredi 10 avril 2019

Métamorphose



Trop pauvre, trop blanc, trop vieux, trop seul, trop ordinaire, trop hétéro, trop docile, trop français, trop doux, trop respectueux des lois, des us et coutumes, trop attaché à la voix basse et à la honte, à la parole donnée, trop poli, trop solitaire, trop individualiste, trop désintéressé, trop fier pour réclamer et se plaindre, trop amoureux de l'absence, du retrait, de la discrétion, du silence, il n'avait aucune chance de survivre dans ce monde de braillards sans vergogne, de brutes sans scrupules, de sauvages sans parole, de butors sans retenue, de femmes sans élégance, de menteurs à face de gorilles, de fiers-à-bras sans bras ni raison. 

Si encore il avait consenti à psalmodier les quelques mantras en usage, s'il avait bien voulu hurler avec les loups et réciter le catéchisme ordinaire, s'il avait pratiqué la religion des quartiers, mâché la pitance commune et adoré les idoles consacrées, s'il avait suivi les rites en vigueur et observé l'agenda citoyen, il aurait peut-être été relaxé par une main anonyme ou repêché pas une passante écervelée. 

Mais non, il s'était obstiné à rester fidèle à la religion de ses ancêtres, à ne pas trahir leur affection, à leur rendre hommage ; il refusait d'aller cracher sur leur tombe et de ricaner avec les hyènes. Tout cela lui était compté, et il le savait. Tous ils avaient coupé les ponts, renié leur passé, leur culture, leur race, et ces liens si ténus qui nous relient aux défunts. Ils avaient tous passé l'éponge, effacé l'ardoise, accepté les nouvelles lois, la nouvelle orthographe, la nouvelle musique, la nouvelle liturgie ; et ça ne semblait pas les tourmenter. Ils étaient même sereins, légers, et parfois enthousiastes. On aurait presque pu les dire paisibles, sauf certain rictus bigle qui ne les quittait guère. 

Alors, la seule consolation, il la trouvait au plus profond de la nuit, dans l'écoute des Métamorphoses de Richard Strauss, cette partition funèbre et vertigineuse qu'il révérait comme un trésor caché, qu'il voulait croire connue de lui seul, intacte comme elle le fut dans le cabinet de travail du compositeur, après qu'il eut mis un point d'orgue sur l'ut mineur final, comme si cet ut ne devait jamais s'éteindre, sous peine de l'emporter, lui, le compositeur, dans la ténèbre des siècles.

Autour de lui tout s'était effondré sans un bruit, sans un signe pour prévenir les hommes. Il n'avait entendu nulle déploration, nul gémissement : aucune plainte n'avait accompagné l'engloutissement du monde qu'il avait aimé. La catastrophe, si catastrophe il y avait, s'était accomplie dans un silence parfait et sans réclame. Alentour, la vie continuait comme si de rien n'était, et ce qu'on entendait était qu'on entendait bien souligner le fait qu'il ne s'était rien passé. Les instruments resteraient muets, et leurs aiguilles ne broncheraient pas. Sur l'écran du monde, il était midi, et le temps était au beau fixe ; aucune ombre au tableau. 

Entre le 13 et le 15 février 1945, 650 000 bombes incendiaires et explosives, faisant plus de 40 000 morts, sont larguées sur Dresde, complètement détruite. Ce n'est pas seulement une ville qui est dévastée, c'est toute une civilisation et sa culture qui s'effondrent, à ce moment-là, pour les Allemands, que ce soit sous les bombes ou sous l'opprobre.

C'est la grande différence avec le temps qui est le nôtre.