dimanche 14 avril 2019

Filet d'air

« Je ne te laisserai qu'un mince filet d'air » dit le Seigneur quelque part, dit Olivier Cadiot dans Histoire de la littérature récente (tome 1). Ça y est, on y est, j'y suis. Et cette fois-ci je ne me laisserai pas avoir par des mots. La nuit comme une ligne Maginot, j'étouffe, littéralement, des douleurs partout, à crier de terreur, qu'est-ce que c'est, pas la fin, quand-même ? En parallèle, des rêves somptueux, pendant les quelques minutes où le sommeil nous soustrait à l'effroi. Ces paysages, ces improvisations, ces stocks d'odeurs… Mais arrêtons tout de suite, on ne va pas faire des énumérations littéraires, broder sur le motif, développer comme dans cette sonate, là, qu'on n'a jamais terminée. S'il suffisait de lire, ça se saurait. S'il suffisait d'écouter de la musique, on pourrait partir le cœur en paix. Il y a tout de même des choses qui cognent à la vitre, on ne peut pas faire comme si on ne les entendait pas. On ne peut pas affirmer tranquillement qu'il ne nous manque rien, qu'on est au complet dans notre petit navire. On n'est pas monté dans l'arche, c'est le constat qu'on fait chaque nuit ; les pleurs des autres ne consolent pas. Il va falloir tout laisser en plan. Les draps défaits, l'haleine fétide, le cœur qui cogne, et toutes ces phrases qu'on roulait dans sa tête resteront là, c'est-à-dire nulle part, sans personne pour les terminer (ou les biffer) : elles vont devenir légères comme un gaz que personne n'a jamais respiré. Ça fera un petit édicule flou, un de plus, qui, posé dans une réalité secondaire, indiquera peut-être, avec un peu de chance, le commencement d'une histoire d'amour impossible (et toutes les chenilles du monde d'avancer dans cette direction, sans le savoir et sans avoir besoin de se concerter).

Au commencement aussi n'était que ce mince filet d'air qui, repris, augmenté, démultiplié, renié parfois, le plus souvent insu, avait porté notre corps à travers le temps, et l'avait jeté dans l'histoire du monde. L'enthousiasme était devenu lourd à soulever, avec l'âge, et les forces déclinaient. Même la solitude ne parvenait plus à masquer le bruit des pages tournées et froissées, déchirées, qui nous obstruaient la trachée. Bientôt on renoncerait tout à fait à raconter – pour sombrer dans le bonheur ? Le vent et le soleil passent d'un même geste – précis et attentif – sur l'herbe haute du jardin. Ce sont mille pages qui se tournent en permanence dans un geste simple et musical. 

(…)