J'ai un cours dans une heure. Comme d'habitude, pris de panique, je veux l'annuler. On devrait toujours avoir honte de donner un cours. Le pédagogue qui n'est pas suspect à ses propres yeux est un mauvais maître. Enseigner est toujours nécessaire et toujours dangereux. J'ai toujours envie de transmettre, et j'ai toujours honte de le faire. J'ai toujours envie de former un élève, mais j'ai toujours la sensation que j'y échoue – et c'est heureux. Ce n'est pas seulement le sentiment d'être un imposteur, qui me fait parler ainsi. Même un imposteur peut transmettre, former, aider à construire. Il m'arrive de parler comme si je pensais qu'il y a quelqu'un pour écouter. Le fou-rire qui me vient, après… On a cinq doigts. Deux fois cinq doigts. Il y a des fleurs entre les rails. Comment faire passer un monde dans ces cinq doigts ? Comment démultiplier ces cinq doigts de manière à ce qu'ils soient cinq cents, cinq mille ? Y faire entrer les rêves, la morale, l'amour, la discipline, le jeu, la désinvolture, les mathématiques, la danse, la voix, l'enfance et la prière. S'appliquer à éviter le désastre, même alors qu'il est désirable, arpenter la nuit de la mémoire, privilégier la finesse du trait et la nuance, et accepter la répétition sans oublier d'en être distrait. En estimant le poids et l'énergie de chaque note au plus près, ne pas ignorer ce qui en contredit la singularité pour qu'elle trouve sa place sans faire de l'ombre à ses voisines, pour qu'elle ne brise pas les phrases, pour qu'elle n'arrête pas la force du temps qui la rend indispensable. Jeter la première pierre… Recommencer… Noir. Bruits divers… Tension dans le poignet. Dos douloureux. Ventre mou. Arpèges sinueux, manque d'équilibre, pouces trop lourds, dérive dynamique, gamme bosselée, aplatissement de la sonorité, souffle trop court, agogique imprécise, obésité du discours, manque de précision rythmique, rubato filandreux, extase pointilleuse à répétition. Rien ne va. On n'y est pas, c'est quelqu'un d'autre, à notre place. Il n'y a rien d'imprévu dans le ratage. On connaît le répertoire. C'est comme prendre le train et rouler en sens inverse de la marche. Le paysage défile, on le reconnaît, mais non. Sifflet à vapeur. Nausée. Il était environ neuf heures du matin. Les femmes nues dans le hammam, le dîner de la veille, le chèque du loyer encore sur le bureau, et le tas de partitions qui monte jusqu'au plafond. On pourrait tout arrêter. Aller marcher au hasard, croiser des promeneurs, sourire et laisser les mains dans les poches en pensant au déjeuner. Parler tout seul, dans la garrigue, dans le vent. Quand le siècle bascule, quand les mères ne peuvent plus rien pour nous, quand le foyer s'éteint, et qu'il faut encore remettre ces dix doigts en jeu, un long et doux délire s'empare de notre sang. Personne n'écoute, par chance. Je m'arrête au soleil, assis sur une grosse pierre. J'entends les variations sur un thème de Beethoven, de Schumann. Arpèges frémissants que personne n'entend… Je n'ai plus envie de rire.