jeudi 31 janvier 2019

Lire et écrire (1)


Ils aiment lire – et même, ils lisent, c'est vrai ; en douter serait idiot. Pourtant, quand on les lit, sur Facebook ou ailleurs, là où les propos se rédigent au clavier, on voit bien qu'ils ne voient pas ce qu'ils lisent. À les entendre, la lecture est toute leur vie, ou au moins une part importante de celle-là. Or, la lecture ne semble avoir aucune influence sur leur vie, sur leur être… et d'abord sur leur manière d'écrire. 

Tous les livres sont imprimés selon un code typographique immuable, ou peu s'en faut. On est donc conduit à penser que n'importe quel lecteur français a sous les yeux une manière qui lui a été signifiée des milliers et des milliers de fois. De la même façon qu'on ne doit pas écraser les piétons lorsqu'on conduit une automobile, qu'on écrit de gauche à droite, et qu'on doit s'arrêter à un feu rouge, ces règles sont tellement "universelles" qu'on n'a pas réellement besoin de les enseigner. Elles s'acquièrent par imprégnation spontanée, par le simple fait de l'imitation de ce qui est en vigueur dans un groupe humain raisonnablement civilisé et homogène. 

Comment se fait-il que là – je veux dire quand quelqu'un, qui par ailleurs est un lecteur, doit rédiger sur un clavier une lettre ou un commentaire sur un réseau social – comment se fait-il que celui-là démontre sa parfaite méconnaissance des quelques règles qui contribuent à rendre un texte lisible par tous ? (Je ne parle ni de syntaxe, ni de grammaire, ni d'orthographe. Je parle seulement de ce qui se voit, de l'aspect visuel du texte produit. C'est un peu comme si un mélomane me démontrait qu'il ne connaît rien de tout ce qui entoure la musique, des conditions dans lesquelles elle est produite, écoutée ; c'est comme s'il ne savait pas, par exemple, qu'une symphonie est constituée généralement de trois (ou quatre) mouvements. (D'ailleurs, c'est de plus en plus le cas, puisque les auditeurs applaudissent désormais entre les mouvements d'une symphonie.) Mais, encore une fois, je parle ici de ceux qui affirment aimer et connaître, qui la musique, qui la littérature. Ils savent bien, les lecteurs, qu'un chapitre d'un roman n'est pas un morceau indépendant ? On l'espère. On espère aussi qu'ils connaissent la différence entre une phrase et une proposition, entre un chapitre et un paragraphe, entre un tome et une tomme… Mais, de nos jours, on ne peut plus être sûr de rien.) Comment se fait-il, donc, que ces lecteurs ne voient pas ce qu'ils ont sous les yeux ? Bien entendu, on pourrait émettre l'hypothèse qu'ils le voient parfaitement mais qu'ils choisissent de l'ignorer, ou même d'aller contre. C'est me semble-t-il faire trop de cas de la volonté propre du lecteur. Je pense plus simplement qu'ils s'en foutent, que ça ne les concerne pas, qu'ils estiment avoir fait déjà assez d'efforts pour entrer en contact avec le sens du texte qu'ils ont sous les yeux, et que le reste leur apparaît comme secondaire, voire négligeable. Un peu comme si un mélomane nous expliquait qu'il a bien entendu "le sens" du premier thème de la seconde symphonie de Brahms, mais qu'il lui est absolument indifférent de l'entendre jouer à l'orchestre, au piano, ou à l'accordéon, et que peu importe pour lui que ce thème soit jouée au bon tempo et avec les nuances que le compositeur a indiquées. Ces lecteurs-là vont directement au sens, sans passer par la forme. On pourrait penser qu'ils ont donc un avantage sur le lecteur plus attentif, plus regardant (et plus aimant), puisqu'ils vont en quelque sorte à l'essentiel sans passer par l'accessoire. Je crois que c'est tout l'inverse. Le sens est une petite partie d'un texte, quel qu'il soit, ou, pour le dire autrement, le sens n'est pas seulement là où on le croit. Ceux qui n'entendent et ne voient que le sens ne voient pas grand-chose. 

Si l'on dipose les signes, les lettres, les mots, les propositions, les phrases et les paragraphes d'un écrit d'une certaine manière, et que cette manière a été codifiée par l'Imprimerie nationale, c'est qu'on est arrivé à la conclusion qu'elle était celle qui permettait une lecture agréable, confortable, facile, et qu'elle pouvait être appliquée à tous les textes et à tous les auteurs. Les codes sont faits pour simplifier la vie des gens, pas pour les compliquer. Nous sommes tous égaux devant la typographie. Il suffit pour cela de connaître quelques règles élémentaires. Pas d'espace avant un point, une virgule, ni avant les trois points (qui sont un seul signe), mais une espace avant les signes de ponctuation doubles (point d'interrogation, point d'exclamation, deux points), pas d'espace après une parenthèse ouvrante ni avant une parenthèse fermante, pas d'espace après des guillemets anglais ouvrants, ni avant des guillemets anglais fermants, mais une espace après des guillemets ouvrants français et avant des guillemets fermants français, espace avant et après un tiret, qu'il ne faut pas confondre avec un trait d'union, pas d'espace avant ni après une apostrophe. Si l'on se contente de respecter ces quelques règles (et, encore une fois, nul besoin de les "apprendre", il suffit de faire comme dans les livres, de reproduire ce que l'on voit), le texte qu'on aura rédigé sera de lecture agréable – du moins d'un point de vue formel (mais c'est très important). Un texte bien rédigé (d'un strict point de vue typographique) est bien plus facile à comprendre. C'est une forme de politesse rédactionnelle, exactement comme le fait de tendre la main droite à la personne à qui vous souhaitez dire bonjour par une poignée de main ; vous pouvez bien entendu tendre la main gauche, mais vous provoquerez ainsi une gêne, une perturbation inutile dans le signe que vous envoyez (car vous forcerez votre interlocuteur à modifier son geste et ses habitudes), et votre geste sera interprété comme une agression ou une volonté d'humiliation (même minimes). De plus votre geste sera en lui-même une contradiction dans les termes ; en effet, la poignée de main est un geste d'accord, ou d'accueil, ou de paix, ou de remerciements, mais le fait de tendre la main gauche annule votre geste, ou le caricature, il en signifie la dérision, au minimum il le dévalue. On ne peut pas à la fois tenir la porte à quelqu'un et l'insulter, ou plutôt si, on peut, mais on entre là dans une forme de perversion destinée à déstabiliser son prochain. Celui qui pose le regard sur un texte et qui va droit à ce qu'il pense être l'essentiel (le sens) en manque l'essentiel, comme celui qui, serrant la main de son interlocuteur, n'est que dans la fonction du geste, dans sa signification. Celui-là manque le plus important, tout ce qui entoure la poignée de main : la consistance de la main, sa température, sa force, le regard de celui à qui appartient la main, sa stature, sa vêture, son odeur, sa présence, la distance à laquelle il se tient de l'autre, le son de sa voix, s'il parle. En une poignée de main, on sait déjà beaucoup de celui qu'on a face à soi, si les sens (plus que le sens) sont en éveil. Les apparences d'un texte sont aussi signifiantes que le fond de ses phrases. C'est ce que ne comprennent pas ceux dont les écrits sont débraillés. Immature est le mot qui vient à l'esprit, quand on pense à cette privatisation de la langue et des rapports humains. 

Mais il y a autre chose. La typographie n'est pas un tuteur abstrait et stérile, plaqué sur un contenu. Elle apporte aussi sa part de sens, elle en dresse la cartographie, elle en dessine la structure, elle en souligne les arêtes. Une typographie laissée à l'abandon du vouloir personnel répugne comme un jardin en friche dans lequel nous pénétrons par effraction. Si le point suit immédiatement le dernier mot de la phrase, ce n'est pas par hasard, ce n'est pas un caprice, c'est parce qu'il appartient encore à la phrase qu'il clôt, comme la virgule appartient à la proposition qu'elle délimite. Si on laisse une espace après la virgule ou après le point, c'est parce que c'est autre chose qui commence alors, qui demande une inspiration. Si une espace précède et suit un point-virgule, c'est parce ce signe met deux propositions à égale distance, et qu'il est nécessaire de prendre deux inspirations aux lieu d'une : la première étant pour laisser résonner brièvement la première proposition, la laisser s'éteindre à moitié, la seconde étant pour préparer la deuxième. On voit par ces quelques exemples que la typographie est profondément liée à la ponctuation, que toutes deux entretiennent une relation très intime entre elles et avec leur reine, la phrase. Pas de phrase sans ponctuation, et pas de ponctuation sans une typographie qui la mette en valeur, et qui surtout en corrobore le sens, le certifie.

C'est la raison pour laquelle, en voyant comment les gens écrivent, on sait comment ils lisent. Leur lecture se retrouve tout entière dans leur écriture. Il est impossible de tricher avec ça. La phrase est toujours impitoyable. Elle nous surveille autant qu'elle nous révèle, puisqu'on pense avec des phrases, non avec des mots.

On se rappelle que l'école de jadis avait une ambition modeste mais essentielle : apprendre à lire, écrire et compter. Quand vous savez lire, écrire et compter, vous avez tout ce dont vous avez besoin pour vous débrouiller dans la vie, car vous avez accès à tout. Tout le savoir s'ouvre à vous, il suffit d'aller le chercher. La grande erreur de l'école moderne a été de croire qu'il fallait apporter le savoir aux élèves. Il ne faut surtout pas leur apporter, il faut seulement leur donner les moyens d'aller le chercher, car c'est dans cette action d'aller le chercher que réside la culture – la culture est un cheminement, ce n'est pas une niche. Ne jamais se mettre à la portée des élèves ! telle devrait être la devise des professeurs, s'ils veulent avoir des élèves, c'est-à-dire des enfants qui vont s'élever dans la culture et le savoir.