Jean-Claude Michéa explique qu'il ne se considère pas comme un auteur, au motif qu'il a écrit quelques livres. Quand un ami vous aide à déménager, il n'est pas "déménageur" pour autant. Dit comme ça, ça peut paraître un peu artificiel, mais on sent bien qu'en ce qui le concerne, c'est très sincère. Est-ce vrai pour autant ? Je n'en sais rien. J'aurais tendance à penser qu'il importe peu que ce soit vrai ou faux, mais ce n'est pas sûr.
Pour parler de quelqu'un que je connais mieux que Michéa, je me pense toujours comme musicien, alors qu'il y a longtemps que je ne le suis plus – si toutefois je l'ai été un jour. Pourtant, la question ne se pose pas. C'est comme ça. Et même si on me prouve que je suis dans l'erreur, je continuerai jusqu'à la mort à croire à ce mensonge.
C'est Brahms, je crois, qui m'a rendu musicien, parce qu'un jour, j'ai soudain compris que le Temps pouvait changer de sens, et que cela se traduisait concrètement, au piano, et que l'instrument se développait, se poursuivait dans la fiction qui est moi.
Tous les compositeurs véritables interfèrent avec la durée qui est inscrite en nous, ils modifient les durées qui sont gravées en nous ; ils les transforment, ils en déplacent les points d'appui, en intervertissent les places, ils créent une carte agogique qui se superpose à celle que nous prenons pour référence. Mais Brahms occupe cependant une place particulière, dans ce rapport au Temps. Si, dans le cas des autres compositeurs, et surtout à partir de la période classique, il y a bien création d'une signature temporelle spécifique, celle-là est particulièrement sensible dans la musique de Brahms. C'est d'ailleurs de plus que cela, qu'il s'agit. Ce n'est pas seulement que le temps se manifeste en agissant plus ou moins sur la forme, c'est qu'il déforme la sonorité.
Tous les pianistes savent qu'en jouant Brahms, leur sonorité change. On répondra que c'est le cas pour chaque compositeur, pour chaque style, et c'est vrai. Mais la sonorité du pianiste qui joue Brahms ne change pas parce que ses masses, ses forces, ses appuis, ses accents et ses équilibres sont modifiés, elle change parce que la qualité du temps prend le pas sur toutes les autres qualités du discours musical. Le corps doit s'adapter à une autre topographie des durées, les distances sont affectées d'un facteur : le temps que nous prenons pour aller d'un point à un autre est lesté d'une densité inconnue, plus large, dont le souffle semble plus profond et plus long. C'est comme si la musique se jouait depuis plus loin que l'interprète…
Cette distance créée par la musique de Brahms produit un monde plus dense et plus profond, le clavier sur lequel nous nous exprimons est plus large en même temps que plus nuancé, et même la tendresse gagne en intensité ce qu'elle perd en mièvrerie.
Cette distance créée par la musique de Brahms produit un monde plus dense et plus profond, le clavier sur lequel nous nous exprimons est plus large en même temps que plus nuancé, et même la tendresse gagne en intensité ce qu'elle perd en mièvrerie.