Je déteste qu'on dise : « Il est seize heures vingt-et-une. » Le temps légal est invivable. Pour moi, il sera toujours « quatre heures vingt ». Et encore, un « quatre heures et quart » m'aurait amplement suffi. Le jour a deux faces, deux visages, deux demeures. Il y a la demeure qui s'étend de minuit à midi, et celle qui va de midi à minuit. Elles ne sont pas équivalentes. L'une prend sa source dans la ténèbre, l'autre dans la lumière : les deux crépuscules ne procèdent pas de la même substance.
Dans mon enfance, et jusque dans les années 90, les montres devaient être remises à l'heure périodiquement. Nous n'étions jamais exactement à l'heure. Il y avait toujours une légère incertitude quant à l'heure exacte. Cette incertitude, ce léger écart qui pouvait exister entre le temps des horloges officielles et celui des montres au poignet, je les regrette. Non seulement je les regrette mais je pense qu'ils étaient le signe tangible d'un monde plus humain. Les horloges n'avaient pas raison, pas complètement. Elles n'étaient qu'un indice parmi d'autres. L'écart, de quelques secondes, de quelques minutes, parfois, entre le temps officiel et le temps réel (celui de l'individu en rapport avec ses semblables), était le signe d'un monde littéraire. Imagine-t-on une marquise qui sortirait « à dix-sept heures trois » ? Dans ce monde-là, la vérité était plus importante que l'exactitude. C'était un monde dans lequel on pouvait encore se faufiler dans les interstices du sens (et d'ailleurs, le sens tout entier ne se trouve-t-il pas dans les interstices du réel ?). Le retard et l'anticipation (au sens musical) constituaient une sorte de jeu, dans lequel l'être de chacun trouvait sa place singulière et flottante, avec la souplesse et la justesse qui caractérisent le particulier, l'irremplaçable. La langue n'était pas encore complètement asservie au sens, collée à lui comme le vulgaire sparadrap dont on ne peut jamais se débarrasser, elle avait encore cette liberté et ce pouvoir qui lui viennent de la littérature. Chacun savait alors que le contexte disait autant que le texte, chacun savait que la recherche du temps perdu était plus importante que celle du temps exact. Les corps avaient encore ce tact et ce goût que seule permet la poésie du geste, et l'on sait que la poésie n'est rien sans l'impossibilité de faire coïncider absolument le mot avec son avènement.
Remettre sa montre à l'heure, et, plus encore, être contraint de le faire régulièrement, c'est une preuve d'humilité, et c'est admettre que nous ne coïncidons jamais tout à fait avec la vérité, que celle-là est toujours au-delà de notre inscription réelle dans le temps. Le temps des horloges atomiques est un temps continu, mort, qui déroule son incommensurable éternité le long d'une droite insensée et désespérante. Le temps des heures et des années est un temps strié, cyclique, et courbe, qui se lit sur la figure d'une spirale. Cette spirale est un visage que nous pouvons habiter.