vendredi 4 janvier 2019

Après une lecture de Joubert



Toute la beauté et toute la vertu d'un aphorisme tiennent à sa langue, à son allure et à son économie. Vouloir le récrire, l'interpréter, le compléter, l'expliciter, ou même seulement le commenter, revient à rendre banale une pensée qui avait échappé à la banalité (on pourrait dire : qui avait échappé à la pensée), commune une idée dont l'intraduisible était substance. C'est un peu comme de vouloir améliorer le visage de la beauté, ou priver une mélodie de son rythme. Autant aplatir un soufflé… Autant faire l'amour à une morte… Autant passer l'archet sur une trompette… Commenter un aphorisme, c'est comme expliquer un trait d'esprit à qui ne l'a pas entendu. Le développer, c'est ajouter des chœurs à une bagatelle de Beethoven.

L'aphorisme rentre ses griffes, qu'il a en général très acérées. Il peut rugir, mais c'est toujours sous la ligne de flottaison, sans esclandre, sans introduction ni développement. Si sa vitesse d'élocution est variable, celle de la pensée d'où il provient est extrême ; c'est un arc tendu qui a produit l'éclair qui illumine la phrase, cette clarté focalisée qui traverse la torpeur de l'esprit laïc.

L'aphorisme doit se tenir sur une crête : ni trop de mots, ni trop peu, car, s'il ne doit pas expliquer, il ne doit pas non plus être abscons à dessein. On doit arriver au sens d'un seul coup, et, idéalement, en repartir aussitôt. Il doit être impossible de se tenir au sens d'un aphorisme comme on se tient à une rampe. Le sens auquel on parvient, presque par miracle, ou par hasard, doit être un sens inhospitalier, étroit, aigu : on ne peut s'y installer, en ce sens, sauf à être sur la pointe des pieds et en équilibre instable. Il faut que la tension qui nous a permis d'y accoster reste en nous comme une pointe qui nous incite à le fuir. Nous ne sommes pas chez nous. L'aphorisme se tient à égale distance de la loi et de l'effraction. C'est une rencontre, ce ne sont pas des épousailles – le contrat est évanescent. L'aphorisme consiste à plonger une idée brûlante dans des phrases glacées, et à recueillir la vapeur créée par ce choc.