samedi 12 janvier 2019

Le jaune et le noir



C'est la lettre volée. Tout le mouvement dit des Gilets jaunes est édifié sur un non-dit. Ce non-dit est central, il est là, en creux, il est énorme, mais personne n'en parle. Les Français ont intériorisé une impossibilité : l'impossibilité de parler de l'immigration, l'impossibilité de parler du Grand Remplacement. Ils ont parfaitement compris que tout le discours politique est contaminé par cet interdit, et c'est pourquoi ils parlent de tout, sauf de ce qui fait qu'ils sont tous là, unis malgré des divisions nombreuses et parfois profondes. La question de "l'immigration" (litote), c'est un trou noir. Elle avale au passage toutes les plaintes, toutes les angoisses, tous les désespoirs, elle les digère, elle les redonne sous une forme négative mais avec une violence accrue, car elle en a chauffé à blanc les articulations. Être pauvre, ce n'est jamais drôle, être méprisé non plus, mais être pauvre et méprisé, et en plus se sentir exilé dans son propre pays, c'est intolérable. On pourrait faire un sondage intéressant : demander aux Français s'ils accepteraient de payer le litre d'essence deux euros, mais être débarrassés une fois pour toutes des conflits interculturels (soyons prudents). Bien entendu, la question n'a pas réellement de sens, puisqu'on sait très bien, malgré le blackout total sur ce sujet, que le coût de l'"immigration", et plus généralement d'une société multiculturelle, est énorme…

Moins ce sujet est abordé, plus il démontre par là qu'il est central, essentiel. On parlerait facilement de l'immigration, si c'était bien d'immigration qu'il est question. Mais comme les Français voient d'une part que nous n'en sommes plus du tout là, que l'immigration a laissé la place à tout autre chose, et  d'autre part que cette chose est indicible, sous peine de stigmatisation morale, de mort sociale et de relégation politique, ils la laissent parler toute seule. C'est le seul moyen qu'ils ont trouvé pour faire de leur non-dit une parole, pour faire de leur silence un cri. Ils voient bien, ils constatent tous les jours que le monde dans lequel ils évoluent est un monde du faux, un monde du mensonge, ou plutôt, de la vérité renversée. Ils ont fini par prendre le pli, et par retourner le système contre ceux qui l'ont façonné. Les signes parlent désormais en négatif. Quand vous ne voyez pas quelque chose, c'est que cette chose est là. Quand on ne parle pas de quelque chose, c'est que cette chose est plus importante que le reste. C'est tout simple. Dans la France du XXIe siècle, mettez un éléphant dans un salon, personne n'en parlera, mais tout le monde parlera de la souris qui n'existe pas. L'éléphant a tout cassé, il ne reste plus rien, plus de vaisselle, plus de meubles, les murs s'effondrent, mais le discours officiel, lui, parle du gâteau qui a été grignoté par la petite souris qui effraie la princesse. 

Si vous reprochez aux Gilets jaunes de ne pas parler de l'éléphant, c'est que vous n'avez pas compris les nouvelles règles du jeu. Ils entassent au vu et au su de tout le monde des dizaines de revendications qui ont pour objet fondamental de faire exister la seule dont ils ne parlent pas. Plus la montagne de revendications est importante, plus le sujet caché l'est. Ils le font apparaître par contraste, comme on dit en chimie. On sait qu'il est là par les effets induits, même s'il est invisible. Comme le trou noir qu'on "voit" uniquement par les effets qu'il produit sur l'espace autour de lui, la question du Grand Remplacement dont personne ne parle déforme les questions alentour, les tord, leur donne des perspectives irréelles, formidables ; et c'est parfaitement normal, puisque tout est subordonné à cette question, qu'elle influe sur tout, de l'économie au sociétal, en passant par le législatif et l'éducation, l'esthétique et la morale, la langue et les arts. 

Durant des décennies, les sociologues, les médias, les écrivains, les intellectuels et les artistes de cour ont produit un contre-récit qui n'avait pour but que de cacher la vérité – et ils ont été plutôt efficaces, il faut le reconnaître. Ils ont rempli leur contrat avec un bel effet d'ensemble et un acharnement méritoire. Le niveau de violence n'avait jamais été aussi bas, le niveau scolaire aussi haut, le vivr'ensemble fonctionnait à merveille, la mixité soi-disant sociale était un avantage décisif, l'Europe nous protégeait de la guerre et l'euro de la pauvreté, etc. Bref, nous allions dans la bonne direction, et il fallait forcer le pas : on ne fait pas attendre le Salut. Mais voilà que soudain les cadavres débordent du placard. On ne sait trop pourquoi les choses ont commencé à se fissurer, tout récemment, peut-être tout simplement parce que la vérité en avait un peu assez d'être étouffée sous les coussins du politiquement correct, qu'elle trouvait que ça allait bien comme ça, qu'il était temps pour elle de respirer à nouveau à l'air libre, peut-être parce que les excès des BHL, Attali, Minc, Kouchner et autres professeurs de vertu mondialisée étaient d'une qualité moindre, qu'ils étaient un peu fatigués, peut-être parce que l'islam conquérant et de plus en plus assuré de lui-même – et même étonné de la facilité avec laquelle il prend pied en Europe – a fini par mordre avec un appétit trop voyant dans la chair des Infidèles, peut-être parce que certains pouvoirs illégitimes ont fini par ne même plus se cacher, tellement ils étaient assurés d'être intouchables, au-dessus même d'un pouvoir dont le caractère représentatif avouait insolemment qu'il ne représentait plus que lui-même, et sans doute parce que les Français, à force d'être écrasés par la morgue et les injonctions du clergé médiatico-intellectuel, en ont eu assez de sentir sur leur nuque le souffle chaud de la bête, assez qu'on les prenne pour des abrutis, assez qu'on les somme de dire blanc quand ils voyaient noir, beau quand ils voyaient moche, et peut-être aussi parce que tout système fondé sur le mensonge finit par s'écrouler de lui-même, rongé de l'intérieur. Le fait est que le cœur n'y est plus. Ça ne prend plus. Les lanternes reprennent leur aspect de vessies. Ils ont beau se mettre à dix pour essayer de fermer la porte… Le placard s'ouvre, et ce qu'on voit en sortir n'est pas jojo. 

Et puis aussi, il faut dire qu'un Emmanuel Macron a beaucoup fait pour que la farce se montre dans toute sa gloire, et pour que la vérité lui fasse écrin. Il n'y avait peut-être pas grand-chose à faire, mais il a tout de même poussé la dernière carte, celle qui fait s'écrouler la pile entière. Il n'y peut rien, Emmanuel Macron, c'est plus fort que lui, il faut qu'il dise la vérité, elle sort de sa bouche avec une ingénuité merveilleuse. Avec lui, on sait immédiatement à quoi s'attendre. Les hommes politiques ne servaient plus à rien depuis des lustres, mais on continuait à faire comme si (l'inertie politique est grande)… À peine arrivé, il les a pulvérisés, et on a bien été forcé de se rendre compte que le vrai pouvoir n'était pas là, que c'était d'autre chose qu'il était question, que la France avait vécu, qu'elle avait été vendue pour un franc symbolique. Il s'empressait un peu trop à embaumer le cadavre, notre Président, il mettait trop de précipitation et trop d'enthousiasme à le préparer pour la métamorphose. Je trouve d'ailleurs qu'on est très injuste avec lui, car il joue son rôle à merveille. La composition de l'Assemblée nationale, ne serait-ce qu'elle, est un formidable poème dadaïste qui mérite le respect. Ajoutez à ça le chantage climatique et le racket fiscal… La coupe était pleine, elle déborde, et le liquide jaune qui se répand dans la rue sent la haine à plein nez. Vous me demandez de m'en offusquer ? Je laisse ça aux investisseurs sans frontières qui risquent d'apprendre que le rôle du cocu est un rôle qui aisément change de monture.