mercredi 10 octobre 2018

Sombres temps



À quoi sert un "réseau social" ? Principalement à ne pas voir ce qu'on a sous les yeux. Comme de toutes les choses qui crèvent les yeux, on n'en parle jamais.

Ils ont la chance inouïe d'avoir un des plus grands écrivains français, et ils passent leur temps à faire des blagues avec lui, quand ce n'est pas à l'insulter. C'est à ça qu'on mesure la bassesse de l'époque.

Si Proust, Fauré, Klee étaient sur Facebook, ils seraient raillés, ridiculisés, insultés, méprisés, ça ne fait aucun doute. Ne parlons même pas de Joyce, De Kooning, Barraqué. 

Quand on parle de l'effondrement des hiérarchies, il s'agit de quelque chose de très concret, sur Internet, ce n'est pas du tout dans le ciel des idées que ça se manifeste. Comment peut-on passer ses journées à faire le mariole sur Facebook, alors qu'on a la possibilité d'attraper au vol un peu du génie qui passe ? Renaud Camus est là, parmi nous, il est "accessible", comme on dit, il répond même quand on lui adresse la parole : certains en déduisent qu'il est comme nous, et qu'ils peuvent très légitimement lui taper sur la panse, comme on le fait avec un vieux pote de régiment. 

Ils n'éprouvent aucune honte, pas même un peu de gêne, non, non, rien du tout. Ils sont comme ils sont, voilà tout. Ils vont comme ça au Mac Do, chez leur vieille tante, chez leurs copains, pourquoi en serait-il autrement avec un vieil écrivain qui fait des tweets et qui ne vend presque pas de livres ? La seule chose qui pourraient éventuellement les impressionner – et encore, on n'en est pas complètement sûr –, c'est qu'il vende des millions de livres et qu'il passe constamment à la télé. Ils pensent qu'on peut discuter "argument contre argument" (comme ils disent à la télé) avec quelqu'un qui a une œuvre. C'est-à-dire que l'œuvre ne compte pas : on en fait abstraction, autant que de l'autorité (ce vilain mot). L'idée que l'autorité provienne justement de l'œuvre ne les effleure pas une seconde ; pour ça, il faudrait qu'ils ouvrent des livres – et ils n'ont pas le temps, puisqu'ils sont sur Facebook. 

Mais je ne sais pas pourquoi je m'en prends à Facebook. Facebook n'y est pour rien du tout, non plus que Twitter. On n'a pas besoin d'un réseau social pour se conduire de cette manière : ces manières sont les seules à avoir cours, elles sont même obligatoires, partout. C'est ça, l'hyper-démocratie. C'est partout comme ça, bien sûr ; Internet ne fait que refléter en les exagérant les manières du temps. Allez en visite chez des amis ou dans votre famille, par exemple, et observez comment les enfants s'expriment, comment ils parlent à leurs parents, comment ils sont habillés, comment ils se tiennent à table. C'est exactement la même chose. Et pour cause : ils n'ont plus qu'une seule sorte de modèle, le modèle petit-bourgeois qui a cours en régime hyper-démocratique. Une jeune fille de vingt ans peut s'adresser à un vieux monsieur de soixante-dix ans sans le moindre égard pour son âge. Et si jamais vous le lui faisiez remarquer, elle ouvrirait le plus sincèrement du monde des yeux énormes car elle ne comprendrait pas du tout de quoi vous parlez. Des égards ? Mais pourquoi ? Ne sommes-nous pas tous égaux ? Pour qu'il y ait des égards, il faut qu'il y ait de l'inégalité : si la personne que j'ai en face de moi est mon égale, pourquoi aurais-je des égards pour elle, pourquoi en aurais-je plus que pour moi ?

En réalité, il n'y a pas une seule chose au monde que l'égalité ne défasse pas, à terme. L'égalité c'est la mort. Sans inégalité, il n'y a pas de langage, pas d'art, pas de musique, pas d'évolution, et pas non plus d'amour. Toute forme naît forcément d'une inégalité. La fraternité, ça me va très bien, la liberté aussi, mais l'égalité, depuis 1789, a eu tout le temps de démontrer qu'elle nous entraînait vers l'abîme. Mais comme nous nous y trouvons, au fond de l'abîme, nous sommes désormais incapables de voir qu'il y eut jadis autre chose que cette mort à l'œuvre.