lundi 9 avril 2018

Qu'il y eut des siècles…



Il faut être parvenu à un certain âge, je crois, pour comprendre ou seulement percevoir ce dont je vais parler, qu'il y eut des siècles. C'est en écoutant la musique de Lully que j'ai réalisé, tout à l'heure, que ce moment dans lequel j'écris n'était pas là, pas là, pas sous ma main, pas sous ma plume : je ne pourrai jamais en donner une idée. Il y eut un chapeau-chinois, il y eut un bâton, il y eut d'autres siècles que le nôtre, que les nôtres. Le temps n'est pas seulement mien, il n'est pas seulement celui que j'ai traversé et celui qui m'a traversé. 

Enfants, dans les années 60, nous étions enfermés dans notre siècle. Enfermés, c'est encore trop et mal dire, puisque ce siècle était le seul. Et quand nous disons "siècle", nous voulons dire un tout petit siècle, un siècle minuscule, un siècle de poupée. Bien sûr, il y avait l'Histoire. Nous savions qu'un Ancien temps avait existé, là-bas, dans un passé complètement passé, qui n'avait aucun rapport avec nos vies. Mais nous étions dans le seul temps réel, celui qui ajointait l'Ancien temps à l'Avenir. Le temps prenait son temps, et notre siècle, le XXe, faisait du surplace. L'An 2000 nous faisait rêver, mais ce n'était précisément qu'un rêve ; plus il nous faisait rêver plus nous pensions que nous n'y arriverions jamais. D'ailleurs mon père n'y est pas arrivé, lui qui en avait tant rêvé.

Notre siècle, que je ferais aussi bien d'appeler le Présent, était paradoxal. Il était aussi interminable que minuscule – mais on sait que le présent, si infime qu'il soit, est infini, puisqu'il n'a pas de durée. Comme les vacances d'été, il n'allait jamais finir, et nous y étions immobiles, pour toujours. Il y avait des guerres, mais elles étaient loin, on en entendait parler, cependant elles ne nous concernaient pas. La France, c'était la Douce France de Charles Trenet où même les révolutions étaient pour rire, prétextes à chansons et à histoires d'amour. En Afrique, on mourait de faim, mais c'était à la télé, comme le Vietnam, comme les camps de concentration. Le fracas du monde n'entrait pas dans nos têtes. 

Ce que je retiens de ces années de bonheur, c'est la lenteur. Le temps n'a jamais été si long, si étiré, si plein. La vie, à guichets fermés, se jouait adagio.

Les siècles, quand mon père m'en parlait – car c'était le père qui avait la charge de nous faire entrer dans le temps –, avaient toujours la saveur et la valeur du mythe. Je ne faisais pas vraiment la différence entre l'Histoire et les histoires de Babar qu'il me lisait le dimanche matin dans le lit conjugal, entre les crocodiles africains et les dinosaures. Passé et futur étaient des landes désertes, peuplées seulement de noms fabuleux, comme Hercule, Jules César, Louis XIV ou Vercingétorix. Nous n'avions pas plus de rapports avec ce passé que les hommes n'en ont aujourd'hui avec les femmes, pas plus que nous n'en aurions avec l'An 2000. Tout avait été autre, tout serait différent, nous seuls étions mêmes. Nous avions le Temps avec nous, qui nous isolait de lui-même, nous étions dans la Durée, qui nous protégeait du devenir. 

Nous savions que la Terre n'était pas plate, et que le soleil ne tournait pas autour de nous, mais c'était un savoir théorique, qui ne prêtait pas à conséquence, qui n'avait aucune influence sur notre vie. La Science était encore à sa place, en ces années-là, elle n'était pas encore sortie de son lit, empruntant les voies de la Technologie, qui n'avait pas encore affouillé notre imagination et nos désirs, les rendant stupides et creux comme des puces informatiques. 

Je me rappelle très précisément le jour où mon père m'a fait écouter le Quatuor pour la fin du Temps, d'Olivier Messiaen. Au déjeuner, il était revenu sur le titre de l'œuvre, et avait repris ma mère, qui avait dit le quatuor pour la fin des temps. Non, c'est la fin du Temps, dont il est question. Je devais avoir treize ou quatorze ans, et ce jour-là fut le premier jour d'une autre sorte de temps, un temps où le temps se discute, où il peut être mis en question, en équation, et en musique, où il est permis désormais de le "déconstruire", ce jour-là fut celui où l'idée qu'il y avait eu des siècles germa dans mon esprit.

Ce fut seulement une pointe infime, quelque chose de si ténu que je n'y pris pas garde. Il a fallu l'accélération vertigineuse du temps, accélération très sensible à partir de la cinquantaine, pour que je comprenne enfin de quoi il était question. Le temps immobile de mon enfance a cédé la place à une effroyable piste de bobsleigh sans ligne d'arrivée. Plus la vitesse s'accroît plus il est difficile de ne pas sortir de la piste. C'est quand on commence à sentir l'impitoyable violence des courbes qu'on comprend qu'on est en train de dévaler une pente vertigineuse, qui n'a aucune issue, et que la chute est imminente. La vitesse, la sensation de vitesse, voilà ce qui nous commande d'envisager le temps autrement, d'en tirer une morale différente. Soudain, un siècle nous apparaît comme une durée humaine, à échelle d'intelligence. Contrairement à l'impression ordinaire, normale, il y a peu de générations, en un siècle. Nos parents ont connu la première guerre mondiale, et on se découvre rapidement des aïeux qui ont connu la guerre de 1870, et même Napoléon Ier, et l'on se rend compte, complètement affolé, qu'entre la Révolution française et nous, il n'y a pas une dizaine de générations ! La Révolution nous semblait typiquement appartenir à ce que nous nommions « l'ancien temps », dans notre enfance, alors qu'elle est toute proche ; n'oublions pas qu'un homme d'aujourd'hui connaît fréquemment trois générations. On a quelquefois la chance d'être mis face à un tel précipité : dans le milieu des années 80, j'habitais, en Bourgogne, un minuscule village de quatre-vingts âmes, où il me fut donné de rencontrer à la fois la fille, la mère, la grand-mère et l'arrière grand-mère, assises à une même table. Ce fut une révélation. Comment une telle somme de vies était-elle capable de tenir, au même endroit, au même instant, sans que quelque calamité ne se produise dans la trame des jours ?

Et puis nous avons enfin franchi le cap de l'An 2000, ce seuil temporel, ce goulot d'étranglement qui nous empêchait d'envisager le passage des siècles autrement que sur un mode apocalyptique ou eschatologique. Contrairement à ce que croyait mon père, l'An 2000 a fait un bide ; il est arrivé et n'a produit qu'un petit bug de rien du tout : folklore technologique provincial. Pas de voitures volantes, pas de téléportation, pas de fin de la faim, pas de justice et de bonheur universels ; toute la nouveauté s'est concentrée dans le Numérique. Le Temps n'a pas pris fin. Nous en avons été pour nos frais, c'est le cas de le dire, puisque l'euro a été la seule conséquence concrète notable du passage au XXIe siècle. La France a continué d'être la France, c'est-à-dire qu'elle a mis les bouchées doubles dans l'entreprise de destruction qui avait été amorcée quelques décennies auparavant, qu'elle s'est mise à tranquillement livrer son peuple à l'ennemi, quand celui-là avait depuis toujours combattu ce dernier, et qu'elle a commencé sous nos yeux de se défaire comme elle s'était faite, avec autant d'acharnement. 

Être à cheval sur deux siècles favorise la conscience qu'il y a des siècles, qu'on n'est pas enfermé dans le sien, comme dans une bulle étanche. Le temps est tout sauf quelque chose de linéaire. Les siècles ne se ressemblent pas, leurs durées ne sont pas identiques, leur allure non plus, c'est d'ailleurs ce qui leur a permis d'avoir une existence propre. 

Je me souviens de ce jour où, sur l'Erard familial, j'ai cru inventer la gamme par ton et demi-ton : j'étais fier d'avoir inventé une gamme… que Messiaen utilisait depuis des décennies ; cette même gamme qui permet à sa musique de donner cette impression d'éternité, de sortie du temps, car ce mode possède entre autres qualités une absence totale de directivité, contrairement aux gammes diatoniques. Le paradoxe est que pour donner la sensation de l'éternité, c'est-à-dire de la durée infinie, il faut arrêter le temps – qui pourtant semble le vecteur de la durée. Entendre le Quatuor pour la fin du Temps pour la première fois, c'est une révolution, au sens propre, mais une révolution silencieuse, dont les effets réels ne se font sentir que bien plus tard, dans la vieillesse, c'est-à-dire dans l'accélération stupéfiante qui conduit à l'abîme – à l'abîme ou à la vie éternelle. 

Je voudrais ralentir.