Le Centre médico-social est un sinistre cube de béton sis sur une place non moins sépulcrale, à côté d'une mairie parfaitement lugubre. Les hommes qui vivent ici ont dû commettre d'affreux crimes, pour qu'on les fasse vivre dans une telle laideur.
Les bureaux ouvrent à neuf heures, mais j'arrive à huit heures et demie, parce que je sais qu'ils ne prennent que les cinq premiers. Il y a déjà une femme qui attend ; elle a un peu moins de soixante ans. Voix de fumeuse, cheveux châtains attachés en queue de cheval. Elle lit quelque chose sur son portable rouge. Quand le cinquième personnage arrive, il est neuf heures moins cinq, et je suis le seul homme. Au moins, cette fois-ci, il fait beau, contrairement à la dernière fois, où la température devait être de huit degrés et où il pleuvait à verse. La permanence avait été annulée.
Une de mes compagnes d'infortune, à la cantonade : « Elles ont de la chance, ces assistantes sociales ! Elles travaillent dans un beau bâtiment ! » Je lève la tête pour voir sa tête quand elle prononce ces phrases, mais elle a l'air sérieuse. Elle doit avoir la trentaine, elle a des yeux énormes qui lui sortent des orbites, elle est brune ; elle est enceinte, mais ça se voit encore peu. Elle porte des baskets blanches, immaculées.
Je remarque que les Dupond font la queue, n'ont pas de rendez-vous, alors que deux femmes voilées et généreusement enceintes arrivent après tout le monde et sont reçues immédiatement, avec beaucoup d'égards. Nous serons toujours des amateurs ! Mais peut-être est-ce un hasard…
L'assistante sociale qui me reçoit est très gentille, bien qu'elle ait un look de rockeuse bretonne. Veste en jean étriquée sur robe blanche à rayures bleues, assez courte, laissant voir de longues jambes solides et nues jusqu'aux baskets très basses. Quand elle me regarde dans les yeux, les siens clignent à toute vitesse en un trémolo de paupières inquiétant, et je me demande ce qu'elle voit. Elle a dix ans de moins que moi, tout juste. Je suis le vieux qui sort d'un long sommeil, qui pointe son nez dans un monde qui a complètement changé, sans lui, et qui n'y comprend plus rien. Elle éprouve sans doute une vague pitié. Nous parlons durant trois-quarts d'heure. Je serais bien resté plus longtemps. Il faisait bon, je la regardais remplir des formulaires, se lever pour aller faire des photocopies, revenir s'asseoir. De temps en temps une sonnerie. J'aurais pu rester là toute la matinée, à m'imaginer que j'étais entre de bonnes mains, pris en charge, délivré enfin du fardeau épouvantable qui consiste à se plonger dans des papiers écrits en une langue hispide, garnie de dentelle hiéroglyphique. Mon interlocutrice avait l'air de trouver ça tout à fait normal, elle n'a fait aucune crise de tétanie, elle n'avait pas de bave aux lèvres, ses dents ne sont pas tombées, elle n'est pas montée sur la table en m'insultant, elle a seulement bu un peu d'eau à la petite bouteille de Volvic qui était sur le bureau qui nous séparait. La pièce était petite.