Il y a des gens qui parlent toujours comme si nous nous trouvions à cinquante mètres d'eux. Ils ne savent pas parler sans gueuler.
Soit ils sont sourds – et l'hypothèse est assez plausible, car les sourds sont légion –, soit, et je crois que ça se vérifie dans huit cas sur dix, ce n'est pas à nous qu'ils s'adressent, mais à une foule, imaginaire ou réelle, située à quelques dizaines de mètres aux alentours. Notre marchand de légumes est comme ça. D'ailleurs, on le vérifie à son regard qui, quand il dialogue avec nous, cherche un public, dans le lointain.
Un Asensio – c'est ainsi que nous nommerons, par facilité, le scribe patibulaire issu du troupeau dont il est fait mention plus haut (les haut-parleurs) – écrit toujours en hurlant, car ce n'est pas à son lecteur qu'il s'adresse. L'Asensio parle à travers nous mais il vise la nuée – une armée qu'il imagine prosternée, ou prostrée, à juste distance de son masque d'aigle. Il nous transperce de sa parole car son postulat est que nous n'existons pas, ou plutôt, que nous n'existons qu'en tant que nous sommes ceux qui lui permettent de penser qu'il parle – ou qu'il écrit. En cela, d'ailleurs, il nous place très haut, car il croit qu'il n'existerait pas sans nous, les muets réceptacles pétrifiés par son Verbe. Ses mots et ses phrases ne sont rien d'autre que des projectiles que leur cible justifie ; mais cette cible est fantasmatique, de basse existence, et pour tout dire, irréelle : elle a la consistance de la purée Mousseline. À dire le vrai, cette quintaine se fiche éperdument de ce qu'elle reçoit, elle sait qu'il ne s'agit que des postillons d'un sergent de gare mal élevé, et qu'il suffira d'un coup de vent pour oublier la sensation désagréable qu'ils procurent dans cet instant vite oublié. Bien sûr, l'Asensio fait mine d'ignorer le geste de celui qui époussette le rebord de son veston, car sinon il s'effondrerait sous le poids de son ridicule ; au contraire, il tape de plus belle sur le clou enfoncé depuis longtemps, il écrabouille la langue d'un esprit aussi fin qu'une patte d'hippopotame. Il a beau faire un vacarme de tous les diables, avec ses phrases qui pèsent des tonnes, avec ses clins d'œil de désespéré, avec ses tics nerveux de moniteur de colonie, avec ses expressions frappées au tibia, il ne fait que brouiller furtivement la surface de la purée, placide, qui en a vu d'autres.
L'Asensio est paradoxal : il parle tout seul, comme tous les sourds, mais il ne parle que pour son public – qui n'est pas son lecteur, car aucun lecteur réel ne résisterait à deux phrases consécutives de l'Asensio. Mais, puisque nous parlons de ses phrases, voyons à quoi elles ressemblent.
Le 23 mars 2018, à 14 heures 32 très précisément, Eugénie Bastié, journaliste selon toute apparence, péronnelle de bénitier selon Laurent Joffrin, nouvelle coqueluche et même éditocrate d'un lectorat qui, très précisément aussi, ne possède pas d'yeux pour lire mais beaucoup de bouches pour répandre sa parole journalistique de passionaria contre-révolutionnaire et qui, une fois déchue de son piédestal électronique, très logiquement et dans le mouvement contraire du balancier, n'a souvent pas de mots assez forts pour stigmatiser ses mots face à un héros, ce jour-là et à cette heure précise donc, Eugénie Bastié signait sa fin de vie virtuelle, en publiant un message parfaitement ciselé, pour une fois, presque débarrassé même, et c'est une réelle surprise, des habituelles fautes de grammaire et d'orthographe déparant sa prose illettrée, message fulgurant censé terrasser de sa seule concision adamantine les hordes bovines du premier degré dont nous faisons bien évidemment tous partie, à l'exception du Maître du Petit Château du Gers, Renaud Camus Sa Majesté Solipsiste. Voici le message ayant précipité, comme l'écrit fort poétiquement la si peu sérieuse évoféministe Peggy Sastre, une shitstorm, autrement dit une formation météorologique violente à odeur fécale : «Ne jugeons pas trop vite cet homme en héros, il a peut être (sic; oui, je sais, j'ai bien dit presque) mis des mains aux fesses à Saint-Cyr».
Est-il nécessaire de souligner, de mettre du gras où déjà il y en a trop ? On ne parlera pas non plus du fond de l'affaire, auquel seuls des imbéciles se sont intéressés. Il suffit de laisser voir, en citant l'Asensio, à quoi l'on a affaire. Cette prose parle toute seule, aux deux sens de l'expression. Elle s'adresse à la purée Mousseline dans laquelle elle baigne, elle n'a aucun lecteur, elle ne peut pas en avoir, puisqu'elle est écrite par quelqu'un qui a avec la langue le même rapport qu'un fou avec sa folie : il ne la connaît pas, ou plutôt, il ne connaît qu'un mode d'être de la langue, celui qui consiste à s'auto-évaluer en permanence, à soupeser ses muscles, à admirer ses hurlements lugubres et à les prendre pour du bel canto. Et elle parle toute seule au sens où elle se révèle immédiatement. Elle ne quitte jamais le registre de l'apocalypse. En ce sens, l'Asensio est d'une sincérité désarmante : il dit tout de lui à chacune de ses phrases, quand il croit parler de littérature, de politique, ou d'art. Il ne cesse de tirer au papegai, alors qu'il croit écrire, et jamais il n'entend l'oiseau qui ricane de se voir manqué à tout coup.
Flaubert avait inventé le gueuloir pour vérifier que ses phrases atteignaient leur but. L'Asensio a inventé les phrases qui gueulent pour ne pas voir qu'il manque son but à chaque tentative. Après chaque point, on entend une petite voix qui dit tout bas, comme Pierre qui ne veut pas qu'on sache qu'il est le disciple du Fils de l'homme : « Ich kenne den Menschen nicht. »