mercredi 14 mars 2018

Soulagement



Je suis un requin. Je comprends qu'elle ait eu peur, car on a peur des requins. Je la vois, je l'entends, aujourd'hui qu'elle est débarrassée de moi, et je comprends son soulagement. Elle l'a échappé belle. Vivre avec un requin, ce n'est pas une sinécure. Il faut le nourrir, et, sans cesse, il faut l'apprivoiser, car, en ce domaine, tout est à refaire chaque jour. 

Le requin demande des preuves de ce qu'on avance. Il ne se satisfait pas de paroles convenues, de caresses négligentes, des flatteries d'un soir. Si on lui promet un beau morceau de viande, il faut impérativement le lui donner, sinon il mord. Elle avait peu de viande, ce qui la mettait en danger. Perpétuellement, elle devait se justifier, et personne n'aime avoir à se justifier. J'ai oublié de changer l'eau de ton bassin, je t'ai abandonné trois jours sans nourriture, j'ai laissé marcher la musique alors que tu détestes le bruit, mon copain a jeté un voile noir sur l'aquarium car tu l'effrayais, ma fille t'a humilié en te jetant des épluchures de pomme, et même, un soir où j'étais saoule, j'ai pissé dans le bassin. Elle avait peu de viande mais j'aurais pu la manger, elle, et très facilement. 

Elle est soulagée. Il lui arrive d'être un peu triste, tout de même, mais ça passe vite : le sentiment qui domine est le soulagement. Comment peut-on vivre avec un requin ? Oui, j'aurais pu, bien sûr, mais cela m'aurait demandé des moyens que je n'ai pas, il aurait fallu le soigner, quand la maladie l'aurait touché, et il était très exigeant, et plus tout jeune, ce requin. Très tendre, aussi, d'accord, mais très exigeant. Pas facile. Il gardait son côté sauvage, vous voyez ? Je l'ai échappé belle ! Dans le fond, je suis mieux comme ça. J'ai fait des économies, aussi. Il faut reconnaître que ça a son importance. Un requin, ça coûte, mais ça ne rapporte rien ! Et puis j'ai plus de temps pour mes enfants ; c'est quand-même important, la famille, non ?

Elle est soulagée de ne plus avoir à me faire la conversation. C'est que je suis assez bavard. J'aime parler, et j'aime écouter parler. On ne fait pas assez attention aux requins, c'est peut-être pour ça qu'ils aiment tant la compagnie, je ne sais pas. Elle m'avait dit qu'on ne se quitterait jamais, qu'elle allait aménager son existence en fonction de moi, qu'elle m'emmènerait même au ski. Je ne la croyais pas, au début, mais c'était agréable à entendre, et puis, à force de l'entendre répéter ça avec l'opiniâtreté d'un aveugle qui cherche sa canne, j'avais fini par penser que peut-être elle disait la vérité. Et je me prenais à rêver. Mais ce n'est pas une rêveuse. C'est une…

C'est un requin, après tout. Et moi je suis un femme. Avec des besoins de femme. Enfin, je me comprends… 

Je la comprends. Moi aussi, en un sens, je suis soulagé. On ne peut pas faire confiance à une femme. Un jour ou l'autre, elle m'aurait laissé mourir de faim. Mais j'aimais bien quand elle passait sa main sur mes flancs et qu'elle me disait : « Je t'aime. Je suis à toi corps et âme. Je prendrai même ton nom : on m'appellera Requine. » J'aimais bien. Parfois, elle appelait de son travail, et elle disait, d'une drôle de petite voix chantante, sur trois notes : « Mon Amour ? » Je suis soulagée. On s'attache aux femmes. Je suis soulagée. On a tort. Les femmes sont des fakes news. Le requin, il est très bien dans son milieu. Y a pas à en sortir. C'est un prédateur. 

Je suis soulagée.