mercredi 18 octobre 2017

Odette


Le genre de fille que tu découvrirais la pierre philosophale à trente centimètres d'elle, ou que tu peindrais le plafond de la Sixtine, elle bougerait pas un cil. Elle s'en rendrait tout simplement pas compte. Il faudrait que quelqu'un lui dise. « Dis-donc, Véro, t'as vu ton mec ce qu'il a fait, là ? » Ah oui c'est super ! Et là, pendant quarante-huit heures, elle te regarderait comme un héros. Jusqu'au prochain profond sommeil. 

Je le sais bien, que j'enfonce des portes ouvertes, mais quand-même je n'en reviens pas. Pourquoi faut-il toujours à ces êtres-là le regard d'un autre pour qu'ils voient ? On ne leur a pas branché le circuit ou il s'est atrophié au fil du temps ?

C'est Quatremaille qui a déposé sur Facebook la fameuse citation de Proust qui nous travaille tant depuis tant d'années. « Dire que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre ! » On en revient toujours là. Pénible, à force. 

Odette, si tu nous lâchais un peu ?

Je remarque seulement aujourd'hui que dans Bovary on entend "ovaires". C'est Quatremaille encore qui associe Odette et Bovary. Je n'ai pas envie de creuser ici le rapprochement entre ces deux personnages si importants, mais je me rappelle seulement mon trouble, si profond, si violent, à la lecture du premier tome de la Recherche, qui me l'a fait abandonner plusieurs fois. Ça me faisait tellement souffrir, ça me mettait tellement mal à l'aise, que je ne pouvais pas poursuivre. Odette était pour moi le comble de la séduction, oui, il me faut bien l'avouer. Je la sentais arriver de très loin, la Dame en rose, de très très loin. Elle était là bien avant le roman. Et c'est ça qui m'empêchait de le lire.  Emma ne m'a jamais séduit, au contraire d'Odette. Je n'ai jamais été jaloux de Rodolphe ou de Léon, mais de Swann, oui. Il m'a fait souffrir, ce con de Charles ! Elle m'a fait souffrir à travers Swann, cette Odette, à un point inimaginable. Ce Proust, c'est une maladie ! On ne s'en remet jamais. 

Odette c'était le prénom de la mère de Christine. Un jour que je lui écrivais une lettre, j'ai écrit son nom, comme ça, sur l'enveloppe : Odette Machin. Christine m'a passé un de ces savons ! Faut dire aussi que j'étais jeune et con. Très jeune et très con. Ça m'a servi de leçon. Plus jamais je n'ai envoyé une lettre avec le nom, comme ça, à sec, sans le faire précéder de "monsieur" ou "madame". Odette… Un trou et une dette… Ça me rappelle Anne, une Russe, avec qui je baisais à Paris, de temps en temps. Un jour elle me dit : « Je ne suis pas qu'un trou. » Je n'aime pas les dettes. Mais alors pas du tout. Des Anne, j'en ai connues beaucoup. Elles étaient toujours à mon goût, sexuellement, je veux dire. Les Christine aussi. Thérèse, un jour, dans la salle des profs, elle nous avait dit en parlant de son sexe qu'elle disait « mon trou ». Moi j'avais trouvé ça plutôt excitant mais Robin, lui, il m'avait dit un truc du genre : « Une fille qui parle comme ça de son sexe, moi je peux pas. » Qu'est-ce qu'il y a, avec le trou ? Je ne comprends pas. Ils ont peur de s'y perdre ? Ils ont peur de passer à travers ? Je me souviens de ce texte qui m'avait beaucoup marqué, de Sollers, le trou de la Vierge. Il faudrait que je le relise. En tout cas, dans Odette, on n'entend pas du tout les ovaires. Odette, c'est presque le contraire des ovaires.

L'inquiétude, le doute, qui nous privent de la plénitude du bonheur, sont aussi, il faut bien l'avouer, un piment sans pareil. Une femme sait cela immédiatement. On dirait qu'elle a été programmée pour faire usage de cette arme redoutable avec plus ou moins de raffinement, plus ou moins de brutalité. 

Les Anne et les Christine avaient en commun ce don de l'amour physique, de la baise. Je dirais qu'elles étaient trouées. Bovary je ne l'ai rencontrée que beaucoup plus tard, quand j'ai commencé à comprendre que les femmes qui aiment baiser sont rares. On était passé à autre chose, malheureusement. Il y avait de la dette dans l'air, les ovaires commençaient à réclamer leur dû, ou un certain retour sur investissement.

Mais à égale distance du doute et de l'inquiétude se trouve le regard mort. La femme sans regard, la femme-statue, posée là, horizontale. Que veut-elle ? Qu'on la regarde, qu'on la choie, d'accord, qu'on l'écoute, aussi, mais ça ne fait pas une vie, ça ! Le sait-elle elle-même, ce qu'elle veut, ce qu'elle désire ? Il semble que non. Ce n'est pas le doute ou l'inquiétude qui la mortifie, cette femme-là, c'est le vide, c'est le regard qui l'a désertée et, la désertant, y a creusé un vide béant, énorme, un vide qui attire à lui tout ce qui passe par là, et même ce qui provient d'elle-même. Je vous jure que c'est la chose la plus flippante qui soit. Même son intelligence est engloutie, sa voix, ses gestes, tout. Ça aspire de l'intérieur comme une bonde. On entend le bruit de siphon, effroyable.

Un regard, ça s'emprunte, je le vérifie tous les jours. Pareil pour la musique. La dette est insondable, et personne d'ailleurs ne songe à la rembourser. Où c'est passé, tout ça ? Qui leur a crevé les yeux et les tympans ? Personne ne le sait. Peut-être l'ont-ils fait eux-mêmes, mais pour quelle raison ? Dans quel but ? La trouille ? C'est possible, oui, que ce soit la trouille. Ils ne veulent plus vivre, ça coûte trop cher. Ils se sont abîmés dans le pluriel, dans la foule, dans le social, dans les chiffres, dans l'égalité, ils se sont dissouts eux-mêmes, pour ne jamais mourir, parce qu'ils savent bien que vivre ça implique de mourir.