lundi 27 avril 2015

Monstres (il y a)


Il y a une voiture rouge, une voiture bleue, et une voiture verte, un peu plus loin une voiture grise. Il fait nuit, il pleut. La rue est déserte. Il fait froid mais ça sent bon. Moi qui ai horreur de la pluie je me sens bien, léger, cette pluie me semble fraîche, elle me donnerait presque envie de marcher encore longtemps dans cette rue déserte, ou même de m'y arrêter. Je marche, j'écoute les gouttes de pluie qui tombent sur le capot des voitures, sur le bitume, sur mon manteau. Tout à mon bonheur simple, je passe et repasse devant les maisons dans lesquelles tout le monde dort. Une voiture arrive, une voiture bleue. Ses vitres sont fermées mais j'entends tout de même la musique. Elle me dépasse et se gare un peu plus loin. Le conducteur a arrêté le moteur mais il a laissé marcher la musique. Je presse le pas et la musique s'estompe au fur et à mesure que je m'éloigne. 

Je me suis arrêté quand je n'ai plus été éclairé par les lampadaires de la rue, et là, dans l'obscurité, j'ai observé les deux occupants de la voiture. Je ne distinguais qu'à peine leurs visages, chichement éclairés par le tableau de bord de la voiture. J'entendais à peine la musique et ne pouvais pas savoir s'ils se parlaient ou s'ils se taisaient. J'avais l'impression qu'ils fumaient car leurs visages semblaient enveloppés d'une sorte de brume. C'est à ce moment-là que j'ai eu l'impression de voir gicler un liquide rouge contre le pare-brise. La musique s'est arrêtée et l'habitacle de l'auto a été plongé dans le noir.

J'ai attendu un long moment une suite, une conclusion, à ce que je venais de voir. J'ai eu l'impression d'être très vieux et d'observer un monde très jeune qui n'avait pas encore eu le temps d'accéder au langage. Des événements se produisaient, qui ne produisaient aucun sens, qui ne pouvaient pas se résoudre, qui ne pouvaient pas donner lieu à une interprétation. Les faits et les interprétations n'avaient pas lieu dans le même monde, ils ne communiquaient pas, ils se regardaient en chiens de faïence. C'est tout à fait comme s'ils n'avaient pas lieu dans le même temps.

« Il y a ». C'est ce que je peux dire. Je peux observer, je peux décrire, je peux dire, je peux raconter. La pornographie a tout envahi. On voit des corps nus occupés à s'accoupler (mais même ce verbe est trop dire), à se toucher (celui-là aussi), à se montrer, surtout, oui, peut-être seulement à se montrer. Tout le monde se montre. C'est le pays des monstres. On montre, on regarde, et c'est tout. On prend sans comprendre. Il y a beaucoup à voir, les corps sont devenus énormes, on s'épile pour que tout soit visible en permanence, mais on ne voit plus rien. On s'abrutit le regard sur des écrans qui nous montrent qu'il n'y a rien à voir.

Ce couple, dans la voiture bleue, m'importe peu. La fille est peut-être morte, ou alors le garçon, mais cet événement a eu lieu dans monde avec lequel je n'ai pas de rapports. La musique s'est arrêtée et l'événement avec elle. Je n'entends plus rien. Leur monde clos s'est refermé sur lui-même. Je suis dans la rue, sous la pluie, et c'est comme s'il ne s'était rien passé. Tout le monde dort. C'est le printemps, je vais me remettre en marche. Je ne repasserai jamais par cette rue qui peut-être n'existe même pas. Ce couple a failli me croiser mais la rencontre n'a pas eu lieu. Et d'ailleurs, quelle était la musique qu'ils écoutaient ? Du Michel Legrand. Ce qui prouve bien que c'était un cauchemar.