jeudi 4 décembre 2014

Première ligne (4)


Arrivée en haut de la page. Se laisser glisser doucement tout en bas. Meurtre oblique, passage symbolique au ras de l'encre. Blancheur coupée par une buée courbe. Je regarde ses hanches et mon regard s'éteint, se court-circuite lui-même. Le corps a été retrouvé flottant à la surface de la rivière. Décomposition française. Omelette baveuse et mal cuite. Elle était sans doute de ces êtres qui donnent toujours l'impression de parler par glissandos. Que faisiez-vous à sept heures et demie du matin ?

Je n'ai jamais aimé me lever à sept heures et demie. Sept heures, huit heures, six heures, même, tout ce que vous voulez, mais pas sept heures et demie ! Cette demi-heure me gâche la journée. Dépêche-toi, tu vas être en retard ! En retard ? Mais je le serai toujours, je l'ai toujours été. Je manque. Je sèche. Je rate. Absent. Pas là. À la dernière minute, je descends du bus, du métro, je change de trajet, je suis cette fille, j'entre dans ce bistrot, je vais au cinéma. Ne comptez pas sur moi ! Je vous décevrai. Je me suis déçu, depuis toujours. Alors ? Personne… J'ai rendez-vous avec l'absence, le manque, le trou dans l'emploi du temps, la feuille arrachée, l'adresse perdue, le réveil cassé, je me suis rendormi. Un avion à prendre, un examen, une date, un planning, une feuille de route ? Plutôt la pendaison, le saut dans le vide, le suicide dans le congélateur. Répondre à des questions c'est toujours un supplice. Pourquoi, comment, à quelle heure, et ta sœur ? Et ce rouge, là, qu'en pensez-vous ? Je ne sais pas, je ne sais pas, je ne sais PAS ! Ils ne me croient pas. Ils pensent que je veux cacher des choses, que j'ai des secrets. Pourquoi avez-vous modulé ? Taisez-vous, je vous en prie ! Vous faites trop de bruit, vous allez me réveiller !

Je flottais donc sur la mer, et, avec mon bras pendant (ou était-ce mon sexe ?) je dessinais des motifs dans le sable, c'était très  beau, quand la mer s'est retirée. Tu ne vas pas nous refaire le coup de Jésus ! Eh bien si, justement, on en revient toujours là. Je lisais les Évangiles, je n'y comprenais rien. Il faisait un putain de beau temps, on était tous à poil, j'étais tout seul. Le soir, un peu avant la tombée de la nuit, je vois cette fille qui se dirige vers moi, avec son sac à dos, un chapeau, des lunettes. Droit sur moi, comme si elle me visait depuis des kilomètres. « Est-ce que je peux coucher avec vous ? » Vous auriez dit non ? Moi j'ai dit oui. Américaine, jolie, elle s'est mise en culotte, elle, pas complètement à poil. Purée qu'elle avait de jolis seins. Je me demande bien de quoi on parlait, peut-être qu'on ne parlait pas. Elle m'a aimé tout de suite, et moi, docile, j'ai fait pareil. C'était tellement simple que ça devait être un rêve. Mais, gentiment, elle n'a pas cherché à me réveiller. Le matin, on buvait du lait de chèvre avec du miel, on se baignait, je lui lisais les Évangiles. Je n'ai jamais aussi peu pensé. Puis elle est partie à la ville et m'a laissé là, sous le soleil. Il y avait d'autres très jolies filles sur la plage et je n'avais pas fini les Évangiles. J'ai déjà raconté cette histoire mille fois. 

Quelques jours après, c'était à Athènes, elle m'a emmené écouter la Messe en si, de Bach, dans un amphithéâtre antique. C'était Karl Richter qui dirigeait. Elle aimait Bach. Ensuite, elle me dit : Viens dormir à l'hôtel avec nous, tu seras mieux que dans ton auberge de jeunesse. Je monte en douce dans la chambre, et là elle me présente la petite fille, ou arrière, de Roosevelt, une jolie petite blonde fine et qui riait tout le temps. On se met tous les trois au pieu. Pas dormi de la nuit, évidemment. Je faisais tout ce qu'on me demandait. Docile, toujours. Gentil. Pas chiant. Elles m'auraient dit qu'elles étaient là pour assassiner le président grec ou un truc du genre, je les aurais accompagnées. Tranquille. Mais il a fallu reprendre le train, traverser l'Autriche, l'Allemagne, la Suisse ou l'Italie, je ne sais plus, et puis rentrer à la maison. Ma mère était au jardin avec mon frère en train de cueillir des groseilles. Ils m'engueulent tous les deux, il paraît que je n'avais pas donné de nouvelles depuis une éternité, alors que je venais de partir. Pas un coup de fil, pas une lettre, pas une carte, rien, sale gosse, égoïste, irresponsable, crétin, etc. Ce jour là j'ai compris que ma mère m'aimait. Qu'est-ce que j'ai aimé prendre le train ! Après ça, l'autre, le frère, s'est mis en tête de me faire aimer l'opéra. Les Italiens. 

Il y a de l'orage, c'est la nuit. Sûrement, elle dort. Elle ne produit presque aucun bruit, en dormant. Si elle fait le moindre bruit, elle se réveille elle-même. Elle garde toujours sa culotte pour dormir. Quand on s'est rencontrés, j'avais pris l'habitude, depuis pas mal de temps, de ne jamais dormir avec une femme. C'était devenu une règle, un principe. Avec elle, j'ai redécouvert le plaisir de dormir contre une femme, dans sa respiration, dans ses bras, dans ses odeurs, dans ses cheveux. 2002, 2003… Je lui avais joué Schumann. Je me relevais en pleine nuit, je prenais la voiture, et je faisais cinq ou six kilomètres pour aller près de chez elle, à la campagne, un endroit paumé. Je laissais la voiture dans un bois, à trois cents mètres, et j'allais à pied, dans la nuit noire, vraiment noire, jusqu'à chez elle. Je ne voyais rien. J'entrais dans la propriété, je faisais très attention à ne pas faire de bruit, un quart d'heure pour faire cent mètres, je restais là, à écouter, à regarder la maison, assis sur un fauteuil de jardin. Elle n'a jamais su. Qu'est-ce que je venais chercher, là, en pleine nuit ? Je ne sais pas. Je crois que je venais pour savoir ce qu'était l'amour. Dans la voiture, en rentrant me coucher, j'écoutais Inori, de Stockhausen. Je croyais que vivre à l'envers, de l'autre côté, allait me donner accès aux secrets de l'amour ! À une époque, je me levais à cinq heures du matin pour écouter le la du diapason. C'est à peu près du même genre. Si j'avais eu une contrebasse, j'aurais sans doute pissé dedans. Je poursuivais quelque chose, en tout cas, c'est sûr. Je croyais qu'à force d'obstination, de volonté et d'intelligence, on obtenait tout ce qu'on voulait, le talent, l'amour, la femme qu'on désire, l'œuvre qu'on imagine, et qu'en prime on a un ticket pour le paradis en première classe. J'étais tellement malin que j'étais complètement con. C'est précisément ce qu'elles veulent, qu'on soit complètement con, mais même comme ça, ça ne fonctionne encore pas.

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