mercredi 3 décembre 2014

Première ligne (3)


Je ne suis que trous de mémoire. Je ne parle pas de trous au sens où la mémoire aurait été engloutie, aurait disparu dans ces trous, mais au sens où la mémoire tombée au fond de ces trous y serait conservée comme dans la glace des pôles.

En dehors des éléphants et des baleines, je ne vois pas bien à qui faire confiance. C'est ce que la vie m'a appris. J'ai eu beau essayer de suivre le courant, de m'installer dans les mêmes croyances que mes contemporains, les seules espèces en qui j'ai pu placer un peu d'espoir sont celles qu'on massacre sans états d'âme. C'est ça, la musique ; c'est apprendre à entendre des langages inaudibles, oubliés, persécutés, méprisés.

Vous trouvez que je passe du coq à l'âne ? C'est que vous ne savez pas lire. Ce n'est pas de ma faute. Mes trous de mémoire, je les arrose, je les dorlote, je les soigne. Mes trous de mémoire me tiennent debout comme les baleines tiennent les seins et la taille des femmes. Saviez-vous que "baleine" est un mot qui à l'origine signifiait phallus ? Un phallus creux où Jonas se réfugie pour se protéger de la pluie incessante qui sourd des femmes. Entendu à l'instant sur France-Culture : « Une étude démontre qu'en France les gens lisent de plus en plus. » Venez à moi, requins, loups, ours, truites, ânes et vaches, cochons et abeilles, pumas et daims, catholiques et tibétains, petits blancs de Pigalle et paysans savoyards, venez vous abriter dans mon haleine nauséabonde. Pardonnez-moi, vous ne vivez pas, c'est-à-dire que vous ne vivez pas là où les modernes vous ont parqués, mais vous avez vous aussi une baleine dans la cambrure, et les femmes et les éléphants en procession vous caressent avec précaution et révérence. Des ossements blanchis par le soleil, voilà tout ce qu'il reste de la civilisation.

On croyait voir le phallus courir à perdre haleine comme un phalène dans la nuit bordée de falaises utérines. Entre deux trous de mémoire un con désert. Elle monte l'escalier, lentement. À chaque marche, elle se défait un peu d'elle-même, sans les cymbales en paume dorée ; arrivée au sommet, elle est nue comme un vers sans rime. Ballerine sur l'équateur perdant les eaux. S'asseoit et commence à lire. Momie tique entre les pages. Elle s'endort, son chignon dressé haut sur la mer. Un long la le long du lit sort du lot comme louange. Ça déborde. Bout. Puis refroidit. Sage et souple. Ange étrange assoupi. Feu pâle et sans chaleur. Fait de la forêt un calice où le vin fume. Après l'amour.

Et puis Sarah était là, troublante conque endormie. Il la tient comme une poignée, instrument à vents, pistons, glissades, œillet, ouïes, l'entente parfaite, entre les portées, arpèges au cyanure, danse sacrée du graffito intime, trille au ventre, fente cramoisie. Attaca.

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