Je suis ce que j'étais. Les chaussures d'homme doivent toujours avoir des lacets. Tout s'est passé semble-t-il entre 1972 et 1976. Sais-tu qu'un des premiers livres de Ludwig Feuerbach s'intitulait L'Homme est ce qu'il mange, le mystère du sacrifice ? Celui qui ne veut rien est pauvre, qui est le premier d'entre tous. Nous avons mangé, en ces années-là, pour mille ans, il ne nous reste plus qu'à ne pas vouloir. À cela nous nous appliquons sans répit, depuis, mais avec bien des difficultés, il faut le reconnaître. Puis que vous ayme, il fault que je vous die. L'ancien subjonctif de dire s'écrit de la même façon que le "die" anglais, mourir. Il a dit : « Je suis celui qui suis. », Il n'a pas dit : « C'est moi. », c'est à cela qu'on le reconnaît. Je suis ce que j'étais, et je puis davantage.
Je crois que mon problème, comme on disait dans ces années-là, c'est qu'il faut toujours que je die à celle que j'aime que je l'aime. Si j'avais pu me taire, si j'avais su la fermer, la boucler, comme ma vie aurait été simple, vivante, allègre, heureuse, tranquille, cool. Surtout que, je ne sais pas si vous avez remarqué ce léger problème, mais quand on dit, en général, c'est déjà fini. Le dire et le faire sont dans deux temps contigus qui ne sont pas du tout synchrones. L'expression, c'est même exactement ça. Exprimer, donc sortir quelque chose de soi, c'est le faire advenir à la parole, et en même temps, le sortant de soi, le faire mourir, le faire désadvenir. Dire et faire, ça ne peut pas être simultané. Je me rappelle cette amie que j'avais emmenée promener au Parmelan, au-dessus d'Annecy ; nous sortions de la forêt, et elle n'arrêtait pas de dire : « Comme c'est beau ! Comme c'est beau ! J'adore ce paysage, vraiment ! Mon Dieu, comme c'est beau… » Elle n'arrêtait pas de parler. J'ai dû la faire taire. Mais du coup, elle aimait beaucoup moins le paysage, ne pouvant plus dire qu'elle l'aimait…Ça vous semble contredire ce que j'essaie de vous expliquer ? Alors c'est que vous n'avez rien compris.
Mais que s'est-il passé durant ces quatre années ? Je crois qu'il s'est agi de quatre années durant lesquelles je n'ai à peu près rien dit ; entre l'adolescence et l'âge adulte, il y a eu ces années de silence. Je voulais qu'on me croie intelligent et j'avais remarqué que ceux qui ne parlent pas bénéficiaient d'une prime à l'intelligence.
Nixon, vous vous rappelez ? Nixon et Mao. Nixon et Brejnev. Pat Nixon ouvrit les bibles de la famille au livre d'Ésaïe 2,4 qui indiquait « Ils forgeront leurs épées en socs de charrue ; et leurs lances en serpes » Quelques douze années auparavant, j'avais été le témoin du retour de la guerre d'Algérie, en pleine nuit, de mon frère. On m'avait réveillé, et j'avais découvert le bidasse qui m'avait expliqué la différence entre les FM et les PM et offert son ceinturon avec lequel, des mois plus tard, j'allais rouer de coups un camarade, au sous-sol de la maison familiale. Cette nuit-là, c'était comme une espèce de Noël, avec ce grand Jésus qui apparaissait soudain dans ma crèche. En général, ce sont les cadets, qui arrivent et s'ajoutent à la famille, mais dans mon cas, c'était l'aîné. Mais d'où venait-il, lui, de quelle nuit étrange, exotique ? Il était beau mais il ne parlait pas beaucoup, en tout cas pas de ce qui s'était passé là-bas, mais peut-être est-ce seulement parce que nous n'avions aucune réelle question à lui poser à ce sujet. Je le voyais faire de la corde à sauter en soufflant consciencieusement, et aller frapper dans un sac de sable suspendu dans la cave des vins. La boxe, les filles, le rock-and-roll, et le chewing-gum, il vivait à l'américaine. Pas nous. À vrai dire, c'est un peu comme si ce frère n'avait jamais été mon frère de sang, mais que mes parents l'avaient adopté sur le tard. Il semblait nous venir d'ailleurs.
Quand on se tait, forcément, on écoute un peu mieux. Quand Jésus trace des signes dans le sable, il écoute le monde lui parler en vérité. Ce n'est pas que dire empêche d'entendre, mais vouloir dire fait mourir en nous un savoir très particulier, le savoir qui nous relie au présent à travers l'insensé éclatant qui en jaillit malgré nous, malgré notre présence opaque. Je suis ce que j'étais mais je n'étais pas ce que je suis qui suit celui que j'étais. J'ai la voix qui s'éraille, déjà. Ce que je voudrais pouvoir faire c'est écrire et décrire, d'écrire ce qui advient à travers la vie qui s'enfuit, plus vite que nous, comme Proust a écrit son œuvre en se décrivant ne l'écrivant pas. J'ai des voix, tout le monde a des voix, en soi, des voix qui voient mieux que nous les voies que nous foulons sans les connaître autrement que par l'effort qu'il nous faut produire pour nous y déplacer, en retard toujours, je n'ai pas une voix, j'ai des voix, qui sont des jambes, qui me portent d'un pas sur l'autre, des pas aux abois, des voix qui voient loin, qui sont des lois sans pouvoir, sans vouloir, dans le double-échappement du vivant, dans le double-silence qu'on nous enfonce dans la gorge, jusqu'à l'étouffement dernier. La passacaille comme destin ; je passe, et repasse, dans la rue, mais ce n'est jamais chez moi, nulle demeure où m'arrêter, je suis fatigué. Que ce soit commencer ou terminer, c'est ce qui est impossible. La douceur et la tendresse, n'est pas Jésus qui veut… On se réveille un 25 décembre au matin, et ce n'est plus Noël, il n'y a plus de sapin, plus de crèche, il n'y a aucun bruit dans la maison, en bas, à la cuisine. On a beau mettre l'Oratorio de Bach à plein tube, ça ne marche plus. Même les fantômes sont absents. Pendant la nuit, une grande vague a tout emporté, elle a creusé dans le monde un trou si vaste que le monde s'y est engouffré tout entier, avec les souvenirs, avec les odeurs, avec la présence, avec le chien, avec l'amour ; on a encore des images au mur, mais ce ne sont que des images. La grande muette. Je suis celui que j'étais.
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Nixon, vous vous rappelez ? Nixon et Mao. Nixon et Brejnev. Pat Nixon ouvrit les bibles de la famille au livre d'Ésaïe 2,4 qui indiquait « Ils forgeront leurs épées en socs de charrue ; et leurs lances en serpes » Quelques douze années auparavant, j'avais été le témoin du retour de la guerre d'Algérie, en pleine nuit, de mon frère. On m'avait réveillé, et j'avais découvert le bidasse qui m'avait expliqué la différence entre les FM et les PM et offert son ceinturon avec lequel, des mois plus tard, j'allais rouer de coups un camarade, au sous-sol de la maison familiale. Cette nuit-là, c'était comme une espèce de Noël, avec ce grand Jésus qui apparaissait soudain dans ma crèche. En général, ce sont les cadets, qui arrivent et s'ajoutent à la famille, mais dans mon cas, c'était l'aîné. Mais d'où venait-il, lui, de quelle nuit étrange, exotique ? Il était beau mais il ne parlait pas beaucoup, en tout cas pas de ce qui s'était passé là-bas, mais peut-être est-ce seulement parce que nous n'avions aucune réelle question à lui poser à ce sujet. Je le voyais faire de la corde à sauter en soufflant consciencieusement, et aller frapper dans un sac de sable suspendu dans la cave des vins. La boxe, les filles, le rock-and-roll, et le chewing-gum, il vivait à l'américaine. Pas nous. À vrai dire, c'est un peu comme si ce frère n'avait jamais été mon frère de sang, mais que mes parents l'avaient adopté sur le tard. Il semblait nous venir d'ailleurs.
Quand on se tait, forcément, on écoute un peu mieux. Quand Jésus trace des signes dans le sable, il écoute le monde lui parler en vérité. Ce n'est pas que dire empêche d'entendre, mais vouloir dire fait mourir en nous un savoir très particulier, le savoir qui nous relie au présent à travers l'insensé éclatant qui en jaillit malgré nous, malgré notre présence opaque. Je suis ce que j'étais mais je n'étais pas ce que je suis qui suit celui que j'étais. J'ai la voix qui s'éraille, déjà. Ce que je voudrais pouvoir faire c'est écrire et décrire, d'écrire ce qui advient à travers la vie qui s'enfuit, plus vite que nous, comme Proust a écrit son œuvre en se décrivant ne l'écrivant pas. J'ai des voix, tout le monde a des voix, en soi, des voix qui voient mieux que nous les voies que nous foulons sans les connaître autrement que par l'effort qu'il nous faut produire pour nous y déplacer, en retard toujours, je n'ai pas une voix, j'ai des voix, qui sont des jambes, qui me portent d'un pas sur l'autre, des pas aux abois, des voix qui voient loin, qui sont des lois sans pouvoir, sans vouloir, dans le double-échappement du vivant, dans le double-silence qu'on nous enfonce dans la gorge, jusqu'à l'étouffement dernier. La passacaille comme destin ; je passe, et repasse, dans la rue, mais ce n'est jamais chez moi, nulle demeure où m'arrêter, je suis fatigué. Que ce soit commencer ou terminer, c'est ce qui est impossible. La douceur et la tendresse, n'est pas Jésus qui veut… On se réveille un 25 décembre au matin, et ce n'est plus Noël, il n'y a plus de sapin, plus de crèche, il n'y a aucun bruit dans la maison, en bas, à la cuisine. On a beau mettre l'Oratorio de Bach à plein tube, ça ne marche plus. Même les fantômes sont absents. Pendant la nuit, une grande vague a tout emporté, elle a creusé dans le monde un trou si vaste que le monde s'y est engouffré tout entier, avec les souvenirs, avec les odeurs, avec la présence, avec le chien, avec l'amour ; on a encore des images au mur, mais ce ne sont que des images. La grande muette. Je suis celui que j'étais.
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