jeudi 25 septembre 2014

Escales


Regardez les gens qui sortent du métro, le matin. Ils prennent ces longs escalators, ceux qui montent vers la rue. Certains courent, ils sont en retard, d'autres, une fois posés sur une des marches de l'escalator, attendent patiemment ce que celui-ci les dépose au niveau supérieur. 

Ceux qui m'intéressent sont les autres, ceux qui continuent à marcher lentement, comme s'ils se trouvaient dans un escalier habituel, ou qui, de temps en temps, font quelques pas, puis s'arrêtent, puis reprennent leur marche ascendante, en pointillé. Imaginez-les dans un escalier normal. Ils font quelques pas, puis s'arrêtent, puis recommencent à marcher. Bien entendu, la différence avec l'escalier est que, même immobiles, ils s'élèvent. Les quelques pas qu'ils font de temps en temps ne servent qu'à accélérer un peu, à peine, la progression vers le niveau supérieur. Imaginons quelqu'un qui monterait un escalier de cette manière. Trois marches, puis un long arrêt. Deux marches, un autre arrêt. Cinq marches, très lentement, comme en hésitant, puis un arrêt très long… En réalité, les uns et les autres se déplacent, même quand ils sont immobiles. On peut le constater sur un escalator, mais dans un escalier c'est la même chose. L'escalier est une partie du monde, et le monde bouge, sans arrêt, et à très grande vitesse. Non seulement la Terre tourne autour du soleil, mais le soleil se déplace, lui aussi à très grande vitesse. En plus de ça, la Terre "respire" — la surface du sol s'élève et s'abaisse de plusieurs dizaines de centimètres chaque jour, exactement comme un cœur qui bat. 

Avez-vous joué la première des Ballades opus 10 de Brahms, au piano ("Edward") ? Il faut la jouer très lentement, pour sentir, réellement sentir, que nous sommes en mouvement, constamment, que nous le voulions ou non. Il y a dans cette œuvre un immense crescendo, un crescendo qui ne concerne pas le volume sonore, mais qui semble s'appliquer à l'Être, qui se dilate, qui envahit le pianiste, au moment où il joue cette musique. Jamais, je crois, dans aucune autre pièce pour piano, je n'ai ressenti une chose pareille.  Il faut laisser venir à soi la musique qui monte de cette œuvre à travers nous en train de la faire, ne pas la contraindre, lui laisser toute la place qu'elle demande. 

« Le travailleur ne se produit pas lui-même. » L'abondance de la dépossession est un luxe qui devrait rester privé. Les images se changent en êtres réels, grimpent dans la spirale du sens au même titre que le travailleur allant vers la surface, enfoui en son image intériorisée. Comportement hypnotique. J'entends le ré mineur comme une résurgence de l'hypnose sociale. À mesure qu'il monte, l'individu descend en lui-même, croisant son image renversée en un rêve immobile et dur. Il hésite, fait quelques pas, puis s'arrête. Où aller ? L'escalator social n'est pas en panne, contrairement à l'ascenseur, il joue son rôle mieux que jamais. Rester parfaitement immobile même quand on marche ou marcher quand on reste immobile, la vitesse citadine (qui s'est partout généralisée) permet cela. Il est devenu impossible de marcher. Les jambes du promeneur ont été arrachées comme les ailes des mouches le sont par des enfants sadiques. 

Regardez ce jeune homme. Il n'est ni homme ni jeune. Il possède deux jambes, deux bras, et n'a jamais appris à s'en servir. Il a deux yeux et deux oreilles et il ne le sait pas. Il pourrait parler, aussi, mais même cela il l'ignore. En revanche il possède une mobylette qui fait beaucoup de bruit. Il la tient entre ses jambes comme une femme qui hurle nuit et jour, sans raison. Il croit aimer ça simplement parce qu'il ne connaît rien d'autre. Il est parfaitement intégré, normalisé, il s'assimile lui-même, comme il arrive qu'un estomac malade s'auto-digère. 

Chaque fois que nous faisons escale, nous savons que nous allons le regretter. Mais c'est plus fort que nous. La mort se calque sur la vie qui imite la mort, et nous refaisons constamment le trajet  d'un bord à l'autre du miroir, sans cesse persuadés d'en être sortis, d'aller vers la lumière, alors que nous tournons en rond dans la poussière. Le feu et l'eau, et le souffle du divin, comme les souvenirs terrifiants d'une vie vécue. 

Je la vois, dans son lit d'hôpital. Elle me voit ouvrir la porte, doucement. C'est le soir. La mère est là aussi, maussade. Au-dessus du lit les photographies de la famille, enfants, mari. « Maman, tu peux nous laisser, s'il-te-plaît ? » Elle porte la chemise des condamnés à mort. Elle me prend le bras, je l'emmène aux toilettes. Je le regarde et je l'écoute uriner à moitié debout, un jet long, puissant. Elle se recouche. Personne ne doit savoir que je suis là. La mère est partie furieuse. Vais-je la perdre ? D'habitude elle est de l'autre côté, en blouse blanche. Elle a été opérée en urgence. L'hôpital est immense. La vie individuelle… Est-ce que ça existe ?

Passager clandestin, amour fantôme, amant caché, je rôde dans les couloirs. Je viens la nuit. Je repars avant le lever du jour. Notre amour au téléphone, notre amour par sms. Personne ne me connaît. Je n'existe pas. Je n'existerai réellement que le jour où nous nous séparerons. Alors c'est lui ?

L'hôpital, sans doute le lieu que je connais le mieux, avec mon lit… Annecy, Rumilly, Lyon, Paris, Avignon, Marseille… Ma mère, on avait tiré le rideau, sur elle. C'était au temps où les malades étaient dans de grands dortoirs. Tirer le rideau, ça voulait dire : c'est fini. Seule, sans personne. À l'époque, quand on avortait, on risquait sa peau. Elle s'en est tirée. Un miracle pour que je puisse arriver. Ma mère… Hercynienne, comme disait Papa. Indestructible. Oui, mais il ne l'a pas tenue dans ses bras quand elle était frêle comme un fétu de paille. Il ne l'a pas tenue quand elle était aux toilettes. Il ne l'a pas douchée. Il ne l'a pas nourrie. Il ne l'a pas trouvée par terre, restée dans la cave, dans le froid, sur le sol glacé, toute la journée, à appeler au secours. Il n'a jamais su. Il ne l'a pas vu se tordre de douleur, mettre des excréments partout. Il ne s'est pas levé dix fois dans la nuit pour aller voir si tout allait bien. Ils avaient le même âge exactement mais il n'a pas vieilli, lui. Je suis plus vieux que mon père. Il n'a pas su qu'elle pourrait ne pas le reconnaître. Tant de choses qu'il ne sait pas, Papa !

La vie individuelle, rares sont ceux qui en ont seulement conscience. Deux pas en avant, trois pas en arrière, trajet sans escale dans la soute aux bagages. Vous croisez un chien qui aboie, il vous énerve. Il est terrorisé. Pourquoi ? Un lapin en train de mourir dans les vignes, sur le plateau. Vous décidez de l'achever, pour qu'il ne souffre pas. Toutes ces vies, en travers de la vôtre… Ces femmes… Échanges de salive, échanges de souffles, échanges de coups. L'Argent. Le Temps. Le Hasard. Pourquoi le ré mineur ? Pourquoi le si mineur ? Pourquoi se poser la question ? Pourquoi composer ? Monsieur est poète. Quoi ? Vous plaisantez, j'espère ! 

Je me suis donc retrouvé dans la clinique au bord du lac. Avec les dingues. Le psychiatre, un sale con barbu, ami de la famille. Le vieux monde craque de partout. Le matin, petit déjeuner. On entre dans la salle à manger, un par un, on nous donne nos médicaments à l'entrée. Il ne reste plus qu'une place, comme par hasard à côté d'un colosse irascible. On ne pense pas assez à ça, et pour cause, quand on se suicide. Le jardin. Les "activités". « Vous n'allez pas participer ? — Non. » Mauvaise réponse. La chambre avec la fenêtre qui ne s'ouvre pas, la table et la chaise fixée au sol, et la porte qui ne s'ouvre que du dehors, bien sûr. Dans l'après-midi, mon voisin de table a piqué une crise et a balancé la table du réfectoire contre les vitres. Un peu d'animation. Le psychiatre, mais oui, ça me revient maintenant, c'est le mari de la maîtresse de mon frère. Il roule en BMW noire, il me demande ce que j'écoute. Qu'est-ce que ça peut te foutre, connard ? Il note dans mon dossier. « Écoute les sonates de Beethoven, par Maurizio Pollini. Ne veut pas participer aux activités. Arrogant. » Et ta femme, elle participe aux activités ? Il suffit d'une signature et vous vous retrouvez comme ça, du jour au lendemain, privé de liberté, pour votre bien, évidemment. Merveilleuse famille. Merveilleux médecins. Ah, les psys, assistants du Diable. Pauvres gens d'une bêtise insondable. Camisole chimique : si on ne connaît pas ça, on ne connaît pas le Diable. Heureusement, ces imbéciles m'avait laissé mon portable. J'ai remué ciel et terre, j'ai exercé du chantage sur quelques uns, j'ai menacé, et je suis sorti le lendemain. Je ne t'oublierai pas, psychiatre, crois-moi. Saloperie de psychiatres. Sans aucun doute les plus imbéciles exemplaires de la race humaine. Nouvelle petite-bourgeoisie pleine de merde aux souliers. Crapules déculturées. Touristes crapoteux de la citoyenneté mondiale. À pendre par le slip vermineux.

La poésie. Les gémissements poétiques. C'est à l'hôpital qu'il faut les entendre. Entre deux examens, prises de sang, scanner, IRM, infiltrations. Entre deux repas. Promenades en fauteuil. Radiothérapies. Aspiration des voies respiratoires. Toilettes. « Vous pouvez sortir ? » Pas de témoins. Quand les aides-soignantes lisent tranquillement votre journal intime, par exemple, pour se divertir… Quand le chef de service vous prend dans son bureau pour vous dire que vous commencez sérieusement à emmerder le monde. La poésie ? Mais oui, Cher Monsieur, la poésie, j'aime beaucoup ça. Baudelaire, Hugo, Musset. Mais laissez-nous faire notre travail, ça ira beaucoup mieux. Je ne vous dis pas comment jouer Chopin ! Cette salope d'aide-soignante est une vraie sadique, je vais lui mettre une tarte. Non, surtout pas, ça va encore m'attirer des ennuis, mon Geronimo ! Les filles, comme on dit, elles rigolent. Une histoire entre un médecin et le fils d'une patiente, ça leur fait mouiller les babines. C'est qu'elles s'emmerdent grave, les filles, entre yaourt et caca, faut les comprendre. Elles rêvent de prendre l'ascenseur social, elles aussi. Why not ? Je lui ai quand-même dit, à la fille : « Vous savez que vous aussi vous allez être vieille et moche, dans peu de temps, et que vous aussi vous aurez des couches et de la bave aux lèvres, vous le savez, ça ? Vous êtes au courant ? Et qu'il y aura à ce moment-là des salopes encore plus salopes que vous pour s'occuper de vous ? » La poésie.

Elle a eu ce fils, qui ne rentrera jamais dans le rang. Une guerre contre l'autre guerre, en joue. Comment peut-on être aussi intelligent et aussi bête à la fois ? Et tout de suite je me suis trouvé comme chez moi dans la plus malfamée des compagnies. Qui pourrait dire ce que nous fûmes, debout sur ces planches courbes, le corps des femmes ? Être dans la place, au centre, au bas du ventre, comme des clowns dévêtus et débiles, sous les horloges des générations. Personne pour nous expliquer où se met la clef et dans quel sens on la tourne. La poésie dans le sang sans les mots en dépit du bon sens. Les fatigues et les plaisirs à l'ombre de la laideur en marche, au couchant de l'Amérique. Nous croyions être le monde débarrassé de l'histoire, tout nous le laissait penser, alors que le négatif tenait sa cour en secret, derrière les hauts murs de l'adorable insolence. Innocents comme des diables sans fourche qui pensaient faire escale dans le temps, quand le temps était le grand véhicule immobile de leurs vies, nous ne dormions jamais tout à fait. Longtemps après, il a fallu apprendre le sommeil, et les rêves, et l'opacité bénie du vertical. Rien ne nous y avait préparé, sauf peut-être les yeux doux et chauds des vaches, dont les odeurs nous étaient plus familières que celles de la métallurgie et des luttes sociales. 

Alors c'est lui, dans l'escalier ? Il paraît qu'il ne vit pas comme nous. Il lui a donné le cancer. Donné comme ça ? Donné comme ça, parfaitement. Offert, si vous préférez. Il combat les moulins à vent. Il ne fait pas ce pour quoi il est doué. Un type louche qui vit avec sa mère et un chien. Le vieux monde a craqué, en lui. Çe se voit sur sa face, figurez-vous. Il fait deux pas, puis s'arrête. Toujours en escale, entre deux marches, au bord des larmes qui foncent dans le noir. Prétentieux, orgueilleux, silencieux. 

(…)