J'ai trouvé cette photographie sur un blog, je ne sais plus lequel. Il y a des photos qui parlent, extraordinairement. Celle-là en fait partie. Je n'ai aucune idée de la scène* à laquelle ces gens sont en train d'assister, mais je trouve ces deux personnages absolument parfaits. Je remercie très profondément l'auteur du cliché, qui à mon avis touche là quelque chose de l'ordre du mythe. Ce photographe est un grand ethnologue qui me donne à voir une réalité extrêmement prégnante mais qui ne se laisse que difficilement décrire et représenter, sauf peut-être par un Philippe Muray (on attend toujours le photographe de talent de ce début de siècle, un Doisneau d'aujourd'hui). J'imagine qu'elle fera partie d'un fort volume encore consulté dans un siècle ou plus, quand les survivants de notre apocalypse joyeuse voudront tenter de comprendre ce qui s'est passé au commencement du XXIe siècle en occident.
Je ne connais évidemment pas ces deux personnes, mais je les connais tout de même très bien. J'ai l'impression d'en avoir rencontrées des dizaines, des centaines, et l'une des raisons qui m'ont poussé à fuir Paris il y a une dizaine d'années est qu'il était devenu impossible de les ignorer. Une deuxième raison est qu'une partie non négligeable des jolies filles se recrut(ai)ent malheureusement au sein de cette population.
On les appelle souvent des bobos, mais ce terme a désormais perdu toute sa sève, comme la plupart des vocables utilisés abondamment dans la Bloge. Je dois reconnaître que je n'ai rien à proposer, aucun vocable qui serait à même de dire ce que je vois quand je regarde cette photographie qui aurait eu, j'en suis certain, une place de choix dans les Mythologies de Roland Barthes, s'il les avaient écrites aujourd'hui. Qui sont-ils ? Je n'ai pas besoin de répondre à cette question. Vous en connaissez tous. Ils sont partout. On a l'impression qu'ils naissent ainsi, que les conditions d'existence, que l'éducation qu'ils reçoivent, que les événements de l'époque n'ont aucune importance, que rien n'a de prise sur eux, qu'ils sont en quelque sorte ignifugés, imperméables au réel, insensibles aux leçons de l'histoire et de la géographie. Ce sont bien des rebelles, mais des rebelles à l'autre, que cet autre soit une personne, une manière de vivre, une idée. Ils sont nés dans une époque dont a dit et répété qu'elle était celle de "la fin des idéologies", alors que bien entendu elle était celle du triomphe de l'idéologie, et ils sont d'une certaine manière le résultat parfait, effrayant parce que parfait, de l'idéologie tellement intériorisée qu'elle a disparu des écrans radar. À force d'en manger, à force de la respirer, il ne leur reste plus rien qui en soit indemne. Ils sont des êtres chimiquement purs, des êtres réellement nouveaux, qui nous ressemblent, certes, mais qui sont radicalement et définitivement différents de nous.
Nous sommes quelques uns, quelques David Vincent, très peu, à essayer de dire ce que nous voyons, ce que nous entendons, mais le problème est de savoir à qui s'adresser, puisque ces Nouveaux Venus sont l'immense majorité, occupent tous les postes, toutes les places, jouent tous les rôles dans le néo-monde, et n'ont par définition aucun souvenir susceptible de les faire ciller. Je pense que le monde de la Camelote (la fin du XXe) a favorisé l'avènement du monde du Simulacre (le nôtre). Dix générations élevées au plastique (cette matière qui a rendu possible le passage du noble à l'ignoble) ont certainement contribué à préparer l'humain à l'Écran. Passer de la civilisation de la fenêtre à celle de l'écran ne pouvait que provoquer d'immenses dégâts, et pas seulement dans le regard. Le monde de la fenêtre nous faisait cligner des yeux, faisait naître le doute (pas le soupçon, mais le doute), et laissait libre cours à la libido sciendi, alors que le monde de l'écran obture la réalité et nous enferme dans un crâne. Comme par hasard, les crâniens écranophiles ne supportent plus les frontières, qui seules permettent d'aller voir au-delà à quoi ça ressemble, de quoi on a l'air. Ils savent à l'avance de quoi ils ont l'air, puisque leur monde est à leur image, et ce n'est pas un hasard non plus si ces néo-humains n'ont que les mots autre et étranger à la bouche. Il s'agit de mantras qui, par leur répétition incessante, hallucinée, permettent la disparition sensible des réalités qu'ils prétendent nommer.
Ces nouveaux venus sont des énervés, au sens propre. Leur corps a été creusé, fouillé, débarrassé de tout ce qui permettait à l'homme de sentir, d'entendre, de voir, de comprendre ce qui lui arrive. Ils ne sont pas cools du tout, ils sont terrifiants. Les détenteurs du pouvoir, aujourd'hui, c'est-à-dire en gros les médias, pratiquent un art appelé thanato-kéropraxie. Tout le monde est censé y passer, à brève échéance. C'est ce qui rend les quelques heures qui restent si précieuses.
(*) Tout de même, le plus plausible est qu'ils soient en train d'assister à ce qu'ils appellent "l'art de rue". L'œil pétillant du crétin barbichu est typiquement le regard qu'ont les bobos lorsqu'ils assistent à des manifestations de rue, le regard qui frétille, qui jouit en direct live de la créativité insondable et festive de ses concitoyens sympas aux nez rouges, qui prend son pied à écouter la millième fanfare tonitruante et obscène déversant ses milliers de clichés faussement joyeux à la minute, ressassés jusqu'à la nausée. J'apprends d'ailleurs, en cherchant un peu sur la Toile, qu'il existe une "Fédération nationale des Arts de la rue", ce qui ne m'étonne pas le moins du monde. J'imagine qu'il s'agit sans doute là de la partie la plus active de la merveilleuse "scène contemporaine" qui réjouit tant les extatiques écranophiles et qui, en passant, se fait une gloire de réclamer toujours plus de subventions au ministre de la Culture, trop heureux de leur témoigner son affectueuse reconnaissance, car c'est bien de ça qu'il s'agit : ils se reconnaissent entre eux.
(À ma mère, qui faisait partie du monde des vivants)