vendredi 30 août 2024

Morveux

 

J'avais raison d'affirmer il y a déjà très longtemps qu'on reconnaît les imbéciles à leur passion très documentée pour le cinéma, mais j'étais encore trop gentil, comme toujours. Et surtout, j'oubliais les spécialistes de la pop et du rock. Ceux-là sont les plus grotesques et les plus pénibles de tous. 

Ce siècle est un siècle de morveux. C'est même Le Siècle du Morveux. Les femmes ne pondent plus que ça, mais ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est que morveux ils naissent et morveux ils meurent. Il ne sortent jamais de leur état de morveux, pas une seconde, à aucune étape de leur vie. Cette maladie ne les quitte plus. Ils s'extasient même d'en être atteints. La morvosité leur colle au cul comme les serviettes hygiéniques au con des nouvelles-femmes, ces préfigurations de l'espèce sans péché toujours prêtes à essuyer leurs traces d'écume des nuits aux rideaux des vilains messieurs qui ont l'idée folle de les désirer. Et l'hygiène, c'est h'important !

Ah, les spécialistes… On les adore, ceux-là. Récemment, je suis tombé sur un exemplaire particulièrement coruscant de cette espèce de crétins en bande organisée qui sillonnent les réseaux sociaux en vue de dispenser leur savoir indispensable à la racaille planétaire, aux consommateurs-de-biens-culturels qu'ils entendent éclairer de leurs lumières ramassées au fond des poubelles de la culture. Ils savent tout sur rien et réciproquement, mais ils le savent bien et sont très généreux de ce savoir, qu'ils adorent partagerPartager est même un de leurs mots-fétiches. Partage-de-connaissances, partage-de-ressenti, partage-d'émotion, enfin on voit le genre… Et de nous expliquer très en détail en quoi les Beatles sont supérieurs aux Stones, ce qu'ils ont apporté, en quoi ils sont inventifsinnovants, quelle est l'essence de leur talent, ce qu'on trouve dans le double disque blanc, ce qu'il faut y chercher et n'y surtout pas chercher, la marque de dentifrice utilisé pendant les séances d'enregistrement, le nom de la maitresse du producteur, ou de l'arrangeur, le signe astrologique de l'attachée de presse, la descendance artistique du batteur, le génie mélodique du chanteur, le sens caché des paroles, les influences poétiques et musicales, la philosophie qui sous-tend leurs chansons, oui oui oui. On retrouve exactement les lubies et les tics des maniaco-cinéphiles, en plus bête, en plus déculturé. Je pourrais parler également des fans d'opéra, qui sont à peine moins pénibles. À peine. De toute façon, en règle générale, tout ce qui est « fan » est à vomir. 

Qu'est-ce qu'un morveux ? Un morveux, c'est quelqu'un qui lit un écrivain en lui faisant la leçon, en « lui apprenant des choses », ou, pire, en « dialoguant avec lui ». Les morveux ne lisent plus des livres, ils les commentent, ils les expliquent, ils les réfutent. Ils les récrivent, au besoin. Ce n'est pas si grave, puisqu'il n'y a plus d'écrivains et que les livres du passé ne sont plus que des pierres tombales mal fagotées que d'inventifs morveux prennent pour des Minitel plein de bugs et de toiles d'araignées. Un morveux, c'est un crétin à qui on a expliqué qu'il avait bien le droit d'être un crétin, que la crétinerie était un droit de l'homme, une singularité qu'il serait dommage de ne pas exploiter et que, surtout, il-ne-fallait-pas-en-avoir-honte ! Comme toutes les laideurs, comme toutes les tares, comme toutes les difformités, la crétinerie a fini de se cacher, elle doit s'exposer, se mettre en valeur, car la laideur et l'infirmité sont bien sûr des concepts de l'âge historique, c'est-à-dire des vieilleries indéchiffrables dont on se demande bien comment de pauvres humains qui n'étaient pas suffisamment câblés ont pu croire à cette fable écrite pour opprimer La Femme et les simples. Un morveux, c'est quelqu'un qui lit sans savoir lire, qui parle sans savoir parler, qui écrit sans savoir écrire, qui écoute sans entendre ou qui entend sans écouter, et qui fait de tout cela sa force, sa fierté, son talent

jeudi 29 août 2024

Jeudi

Sois-en bien sûr.

mardi 27 août 2024

Mardi

 Petit à petit, 

comme la fourmi. 

dimanche 25 août 2024

Dimanche

 Nom de dieu de bordel de merde !

samedi 24 août 2024

Tony Williams

 

Certains musiciens ne sont pas seulement bourrés de talent. Ils ont un talent bourré d'intelligence. C'est le cas de Tony Williams. J'ai toujours eu un faible très marqué pour ce batteur découvert dans le fameux quintet de Miles Davis de la fin des années 60, le “second quintet”, au sein duquel on trouvait Herbie Hancock, Ron Carter et Wayne Shorter. 

Il faudrait faire un sort à chacun des instrumentistes de ce groupe, car ils sont tous autant nécessaires que singuliers, ils ont tous du génie et une personnalité très forte, mais j'en resterai pour l'instant à ce batteur fabuleux qui a un peu disparu des radars d'aujourd'hui (il est mort seulement six ans après Miles Davis, alors qu'il avait presque trente ans de moins que le leader du Quintet).

Pur génie, un peu à la manière d'un Charlie Parker. Embauché par Miles à dix-sept ans, c'est lui, en grande partie, en très grande partie, qui a donné l'impulsion musicale si originale à ce fabuleux quintet dont chaque disque est un joyau indépassable, une sorte de perfection. 

Le jeu de Tony Williams n'est pas seulement virtuose, fin et dynamique à la fois, complexe et évident, il est intelligent, extrêmement intelligent. C'est ça qui me frappe en premier, quand je l'écoute. Il met en lien des paramètres que personne avant lui (et d'ailleurs personne après lui) n'avait songé à rapprocher, il joue avec les motifs rythmiques d'une manière époustouflante, fébrile et pourtant souveraine, tendue à l'extrême, il les dispose en couches superposées et les travaille de l'intérieur avec une énergie phénoménale, une précision dans la sonorité qui est presque incompréhensible. Il pourrait facilement faire exploser le quintet, tellement il le pousse dans des retranchements dangereux, mais il sait toujours où s'arrêter, comment arrondir les angles aigus qu'il incruste dans la matière sonore comme on plante un couteau dans la viande. Il a inventé un son, une stratégie, une manière d'habiter la pulsation et de la porter à incandescence qu'on reconnaît en deux mesures. Je comprends que Miles Davis ait été séduit par ce gamin miraculeux qui n'avait pas froid aux yeux.

mercredi 21 août 2024

De Cambridge à Nice

 

Ben Webster, Art Tatum, Red Callender, Bill Douglass. C'est l'un des disques que j'ai le plus écoutés dans ma vie. Je l'avais découvert un peu par hasard en fouillant dans la discothèque de mon frère, à Cambridge, à la fin des années 70. Il y avait aussi un disque merveilleux de Billie Holiday, que je dois avoir quelque part là-haut. On a écouté ça tous les jours pendant deux semaines, dans la maison que Sylvain habitait avec celle qui allait devenir sa femme, Hélios, un ami toulousain aux très belles moustaches, très drôle, et la ravissante Tracie, qu'Hélios appelait méchamment La Trace. Follement amoureuse. Les breakfasts étaient le grand moment de la journée, qui duraient au moins deux heures, dans le joli jardin ensoleillé. Ma mère était là aussi. C'était gai, c'était bon. Rarement l'insouciance aura été si éclatante, la vie si légère. 

Art Tatum, je croyais ne pas aimer. Je devais ne pas aimer. Ben Webster, à la rigueur… Et je ne me privais pas de critiquer le bassiste et le batteur. Il m'aura fallu quelques années pour comprendre vraiment. Aujourd'hui, presque cinquante ans après, ce disque est un des joyaux de ma discothèque, et je ne peux l'écouter sans une immense nostalgie. On a connu le bonheur. J'ai. Nostalgie, oui, mais surtout plaisir, un plaisir qui se répand partout dans le corps, qui fait entrer la lumière en soi.

L'année dernière, on l'a écouté, ce disque, Yohann, Vincent et moi, chez moi. Je ne sais pas ce qu'ils ont entendu, mais j'ai l'impression qu'ils ont compris. J'ignore comment on fait pour transmettre ce qu'il y a au fond de soi. Je ne sais pas faire. Ça reste là, quelque part en suspension. On se trouve lourdaud et ridicule ; on le fait quand-même. Mais parfois il y en a qui comprennent, qui sentent, sans mots. Je ne sais pas. Quand j'avais leur âge, j'étais si différent d'eux qu'ils m'auraient sans doute méprisé, ou ignoré. 

Vincent est à Nice. On parle de Duke Ellington, de soleil, de lumière. De bonheur. Je suis heureux qu'il soit là-bas. Cette ville lui va bien. Il comprend tout ce que je dis, sans efforts. C'est reposant.

Ils sont si élégants, si naturels, si simples. Simples, oui ! Pourtant Art Tatum c'est deux mille notes à la minute alors que Ben Webster c'est tout le contraire. Il « distille », comme on disait à l'époque. Mais tout cela se fait sans y penser. Il émane de cette musique une fraicheur et une douceur qui me paraissent éternelles. Mais je vois que le disque a été enregistré en 1956 ! Pas de hasard, donc. Il y a dans le jazz, quand il est fait par de très grands musiciens, une sorte d'élégance que je ne trouve nulle part ailleurs. L'alliance miraculeuse du temps et de la couleur, de la confidence et du secret. Ce calme est une bénédiction.

Je lis Muray, qui lui aussi était à Nice, dans les hauteurs de Nice, en 96. Il y a une grande, une énorme absente, chez Muray, c'est la musique. Ce type n'a aucune oreille. Il n'a que des yeux. De très bons yeux, mais pas d'oreille. J'ai vu que lui aussi prenait de l'Ordinator, ça m'a fait rire. Il aurait mieux fait d'écouter Art Tatum et Ben Webster. 

mardi 20 août 2024

Lèche-réseaux (le monde avance)

 

Certains me reprochent de passer trop de temps sur les réseaux sociaux et de m'énerver pour rien

Je suis toujours étonné qu'on ne comprenne pas que les réseaux sociaux sont le seul endroit où il est possible de prendre le pouls du monde, de prendre connaissance de sa langue et de son idéologie, de ses structures narratives, de ses ruses et détours, de ses manies, de son odeur de cadavre, quand, comme moi, on vit parfaitement reclus, et qu'on ne lit pas plus la presse qu'on ne regarde la télévision. 

C'est ici qu'elles font salon, les nouvelles précieuses ridicules (ah, les fabuleux statuts de la Bienheureuse !), pour ne parler que d'elles, mais surtout, c'est ici qu'on comprend dans quel mondimmonde nous sommes plongés, quels en sont les lignes de force et les discours, et comment le récit de la surmodernité post-nationale et post-sexuelle s'édifie et se parle, dans la caisse de résonance numérique de Facebook ou Twitter. Seules vitrines que je lèche. 

Philippe Muray passait énormément de temps à éplucher la Presse quotidienne ou hebdomadaire, les revues et les magazines, et c'est de là qu'il tirait l'essentiel de son inspiration. Je n'ai évidemment pas la prétention de l'imiter, ni dans la forme ni sur le fond, mais il me semble impossible d'ignorer totalement le monde, ce monde qui nous martyrise, nous fait rire à gorge déployée, nous terrorise, nous semble grotesque et absurde, mais dans lequel nous sommes irrémédiablement plongés, qu'on le veuille ou non, et qu'il faut bien décrire, au moins un peu, en passant, si l'on veut faire autre chose que de la poésie-poétique ou de la littérature-contemporaine, c'est-à-dire rien

Chaque jour, je lis avec mille yeux qui me sortent de la tête des “statuts” Facebook, accompagnés de leurs divins “commentaires” (et c'est d'ailleurs souvent là, dans les commentaires, qu'on trouve le nectar, un nectar qui en rajoute encore dans l'absurde, et le contresens, très souvent, et le contresens du contresens, etc.) qui me semblent extrêmement précieux, dans leur vertigineuse épaisseur bathmologique. C'est un mille-feuilles d'une richesse prodigieuse qui, quand on prend le temps de le parcourir un peu chaque jour, parle mieux et plus exactement que n'importe quel discours de spécialiste, qu'il soit sociologue, linguiste, psychologue, philosophe, démographe, ethnologue, ou plombier-zingueur. Et tout cela est gratuit !

Je ne m'énerve pas pour rien. Ce rien, excusez du peu, c'est précisément ce qui nous tue depuis vingt ans, ce qui nous asphyxie, ce qui nous ligote au radiateur, ce qui nous plonge tête la première et mains dans le dos dans la baignoire, ce qui fait que tout ce qu'on trouvait beau dans le monde nous paraît hideux, débile ou révoltant. Je veux bien regarder ailleurs, je ne demande pas mieux, mais l'ailleurs n'existe plus, figurez-vous, l'Autre a pris ses cliques et ses claques et s'est installé à Pétaouchnok sans prévenir, le Divers a tellement décru qu'il faut aller le chercher dans la voie lactée ou dans les poubelles de l'Histoire. Muray écrit dans son journal intime : « Maintenant, en ouvrant les journaux, chaque matin, j'ai honte d'être encore vivant parmi eux. » J'aimerais bien, moi, m'arrêter, et ne rien entendre ni voir, mais le courant est violent, et je ne vois personne, je dis bien personne, autour de moi, qui sache s'en abstraire. Alors si l'on est pris par ce fleuve impérieux de merdasse, autant en profiter pour en parler un peu, pour en sélectionner quelques ravissants débris, au lieu de le subir silencieusement comme un esclave respectueux. 

J'ai essayé de regarder une « entrepreneuse », hier, à l'émission de Guillaume Pley, ce caniche ultra-branché qui colle à son époque comme la merde de chien dans laquelle on a marché à notre semelle. Une merdeuse très prétentieuse assez jolie à la narine gauche étrangement dilatée, insupportable de contentement et d'aisance brailleuse, avec une voix à se flinguer, tellement nasillarde qu'on ne comprend qu'un mot sur quatre, et qui parle à toute vitesse, bien sûr, puisqu'évidemment elle SAIT qu'elle est extrêmement intelligente. Elle « lève » des millards, comme elle dit dans son sabir au silicium. Ah la belle tête-à-claques que voilà ! Un magnifique spécimen très sophistiqué des hannetons qu'on aimerait coller dans un tableau d'art contemporain ou ligoter dans une installation dérangeante. Le monde des startups, voilà encore un beau marécage à peindre, une belle décharge à fiel-ouvert qu'il serait urgent de radiographier ou de passer à l'acide. Le seul moment intéressant, c'est lorsqu'elle a expliqué qu'elle avait de l'eczéma sur tout le corps. Ya quand-même un bon dieu.

Ceux qui nous font le reproche de passer trop de temps sur Facebook sont simplement des gens qui ne voient pas. Quand on ne voit pas, on a toujours l'impression que ceux qui regardent perdent leur temps. Si je suis capable de passer trois fois quatre heures à lire la partition d'un mouvement d'une symphonie de Mahler qui ne dure que quinze minutes, je sais bien que ça ne dira strictement rien à la plupart des gens qui trouveront que c'est du temps perdu. Alors qu'il est si simple d'écouter… Oui, mais quand vous “écoutez”, vous n'entendez à peu près rien. On peut baigner dans le monde et ne rien voir du tout. Regarder, ça s'apprend, comme écouter. On sait bien que la plupart des gens ont besoin qu'on leur tienne la main et qu'on leur dise quoi voir, quoi entendre et quoi aimer. Ce sont des passants. Ils passent. Ils sont déjà passés. Ils sont dans le flux. Tiens, ce serait un bon titre de roman, ça, « Sortir du flux ». Qu'est-ce que tu fais, ce soir ? Je sors du flux. Et toi ? Moi je sors du flouze.

Un type sur Facebook me balance très sérieusement : « Il faut revenir ds la réalité, le monde avance ». Dire que nous partageons le monde avec des cons pareils… Le monde avance vers quoi, Ducon ? Ton monde, tu peux y aller autant que tu veux, mais fous-moi la paix, laisse-moi faire du surplace ! Tout plutôt que d'avancer avec tes semblables ! Je me visse le cul par terre et je bouge plus. Allez-y, avancez, avancez autant que vous voulez, allez tous vous faire enculer dans le Futur et dans votre satanée Réalité qui avance. L'Immobilité est mon havre. IM-MO-BILE !

dimanche 18 août 2024

À dos

 

Ça y est, Delon a cassé sa pipe. On va avoir droit à toutes les fifilles jeunes ou vieilles (vieilles, surtout) qui vont nous raconter leurs souvenirs avec « la star », qui vont nous sortir leurs photos, leurs anecdotes, leur mouchoir touché froissé souillé, leurs rêves et leurs films perforés de son regard bleu acier. Je sens qu'on va déguster grave. Ça va ripper à donf sur les réseaux. Va falloir se planquer dans les fourrés du Net. Ça va dégouliner en cascades.

Je ne connais pas grand-chose de plus ridicule que la vénération des « stars », qu'elles soient masculines ou féminines, d'ailleurs, quand on a dépassé quinze ans. J'ai toujours l'impression que ceux qui sont atteints de ce mal se moquent de moi, que c'est pour rire, mais non, non, ils sont très sérieux, ça les a marqués, c'est une-partie-de-leur-vie qui s'en va, c'est leur-génération, etc. 

Je me souviens bien de ce temps, quand, à l'école, on inscrivait les noms de nos idoles sur nos trousses et nos cartables. On avait quatorze ans, et l'impression que notre vie tenait à ces inscriptions, qu'elles nous faisaient exister plus et mieux. C'était un devoir, presque, d'afficher ses goûts. Ça créait des liens, ça éloignait les importuns, les ploucs, ceux qui avaient le culot d'en rester au méprisable et au ringard. On partageait sans partager. 

Delon s'en est allé, et ce sera bientôt au tour de Bardot. La France en morceaux, la vraie-France, tout ça. Oui, bon, bon… J'ai plus de souvenirs avec Bardot qu'avec le « plus bel homme du monde ». C'est pas des photos de lui que je planquais sous le sol en plastique de ma tente bricolée au fond du jardin, quand j'avais douze ou treize ans. Les femmes ne nous racontent jamais qu'elles amenait Delon aux toilettes durant les chaudes après-midis d'été. C'est ça, pourtant, qui nous intéresserait, et sacrément. Là il y a matière à phrases ou à silences, ou à questions. Mais non, elles préfèrent frimer en nous dévoilant de ridicules selfies avant l'heure, ces idiotes. Il m'a touchée, il m'a parlé, il m'a frôlée, il a prononcé mon prénom, j'ai éternué devant lui, je lui ai écrasé les orteils. Ah, ils peuvent bien mépriser les Nabila et les Louana, les GMK, mais le principe est le même, si ce n'est le talent. Je n'ai d'ailleurs jamais trouvé que c'était un grand acteur, sauf quand il était dirigé par Godard dans Nouvelle Vague (c'est-à-dire pour faire tout sauf du Delon), ce film qu'il a jugé bon de renier après avoir déclaré qu'il adorait « être le Stradivarius de Godard ». Bref. Je m'en fiche un peu, de Delon, même si je ne comprends que trop le dégoût qui l'a pris dans le grand âge et qui ne l'a plus lâché jusqu'à la fin. C'était une belle effigie, un beau visage, un belle voix, une belle singularité si l'on veut, mais guère plus. Il n'a pas marqué le cinéma. Et puis l'aurait-il marqué que je m'en fiche. Le cinéma fait trop son cinéma et ne touche à l'art que par hasard, par erreur, presque, de cela je suis convaincu. Le cinéma, c'est tout ce qu'il reste quand l'art a disparu des mémoires et qu'il ne reste que la foutue culture et ses misérables dépendances qui investissent tout.

Ah mais je vois qu'on parle d' « Alain ». J'ai failli oublier ça. L'adulation des « stars » s'accompagne en général de cette grotesque manie de les appeler par leurs prénoms. Alain, Maria, Brigitte, Romy, Marilyn… Pouah pouah pouah ! On voit bien qu'on est chez les petits, les tout petits qui restent-éternellement-des-enfants, qui gardent-leur-fraîcheur et leurs-rêves — ah, le cinéma, ça-fait-rêver —, qui ouvrent-de-grands-yeux-étonnés sur le monde. C'est la consternation, chez les suceurs de pouces installés sur leurs monte-escalier. Quel doudou va remplacer Alain ? Brigitte ? Sans doute, oui, même si elle a troqué son image de star pour celle d'une fermière un peu énervée, un peu rancie. 

Lino, Bebel, Johnny, Alain ont pris place dans le cortège, les hommages vont pleuvoir, ça va crépiter encore un peu avant que les-nouvelles-stars marchent sur les anciennes (les vraies !) sans même s'en apercevoir. Les gueules passent, on scrolle. Quelle lassitude, cette énumération sans fin. Ça ne s'arrêtera donc jamais ? Je tombe par hasard sur la photo sépia d'un trio : Dinu Lipatti, Clara Haskil, Wilhelm Backhaus, fantômes pâles d'un temps englouti, incompréhensible. « Mais l'un n'empêche pas l'autre ! », vient-on immédiatement me brailler aux oreilles. À d'autres ! Dinu, Clara, Wilhelm ? Non, bien sûr. Ceux-là sont de vrais fantômes bien désossés, finis, pliés entre deux pages d'un gros livre d'anatomie. Il y a des jours comme ça où l'on a envie de se mettre tout le monde à dos. C'est comme de se frotter au gant de crin. On se sent tellement sale, dans cette immense dégoulinade des images de plomb. 

Il y a des vérités qui « sont basses, [qui] sont celles d'une âme basse, lourde et de plomb ». Il y a aussi des images et des imagiers lourds à porter, je trouve. Si l'on pouvait, au moins de temps à autre, nuire à la bêtise des images, se mettre en travers des adulants, de la mécanique adulatoire, nuire à sa lourdeur de plomb, à son efficacité mortelle, à son implacabilité, surtout, on serait un peu consolé, au moins pendant quelques heures. Mais foparévé… On dirait que Facebook a été inventé dans ce but : que les visages soient notre enfer. C'est un complot, Sire ! 

Insomnie 4 (point d'orgue)

 

Lors de la première (ou la deuxième ?) insomnie de la nuit dernière, consécutive comme presque toutes les insomnies récentes à une vidange de vessie impérieuse, j'ai ressenti quelque chose d'assez extraordinaire pour le noter ce matin dans ce journal. Au lieu de vouloir fuir le moment qui me tenait éveillé, d'essayer de retourner à tout prix dans le sommeil, j'ai au contraire accentué le moment. Accentuer le moment, je ne sais pas exactement ce que cela peut signifier. Disons que j'ai mis un point d'orgue sur cet instant, que je m'y suis installé tout entier, sans lui laisser le moindre espace. Je l'ai empli complètement de moi, comme si ce moi était liquide et pouvait prendre toutes les formes, au gré des circonstances. Puisque je ne pouvais fuir l'insomnie, je l'ai épousée sans son consentement. Et j'ai eu la surprise de voir que sa physionomie changeait du tout au tout. De maussade et même mauvaise, elle était devenue accueillante, voire séduisante. Non seulement elle n'engendrait pas du tout cette terrible angoisse métaphysique qui me terrorise habituellement, mais au contraire elle composait avec le moment présent une figure douce et bienfaisante, elle le rendait souverain, indépassable. Je crois que c'est tout simplement moi qui ai rempli l'instant de ma présence d'une manière si complète qu'il ne lui restait qu'à me laisser jouir de cette immobilité parfaite et bienheureuse. J'étais enchanté. Ni l'avant ni l'après n'avaient plus de sens. J'ai joui du silence comme jamais.

Autant être plein de soi en présence d'autrui me paraît détestable, autant l'être dans la solitude est une épiphanie. En tout cas, ce fut pour moi une initiation. Une voie que je croyais jusqu'alors impraticable ou malheureuse s'ouvrait à moi, mais c'était une voie qui ne mène nulle part, et c'est bien en cela que consiste la révélation. L'insomnie est peut-être le cul-de-sac de celui qui veut absolument aller quelque part, qui force le passage, comme l'amant qui veut provoquer la jouissance de sa maîtresse se heurte généralement à un barrage invincible. L'insomnie est féminine. On ne la vainc qu'en la laissant nous dominer. Le point d'orgue est le secret des femmes. Elles accentuent le moment, parfois jusqu'au délire. Elles organisent le temps autour d'un trou. La plupart du temps, c'est insupportable, mais lorsqu'on parvient à s'abandonner à ce non-rythme, ce qu'on découvre est prodigieux. C'est un anti-drame. 

samedi 17 août 2024

Ma mère n'est pas mon genre

 

Le fils filme les ébats sexuels que sa mère vend sur Internet. « C'est juste un travail, je ne suis pas excité. Ma mère n'est pas mon genre, de toute manière. » Ils rient. 

Ce « ma mère n'est pas mon genre » est absolument merveilleux, par tout ce qu'il laisse supposer, ou ne pas entendre. 

Il faut lire les commentaires sur Twitter ! C'est éprouvant. Je m'abstiens soigneusement de relater ce fait de société sur un quelconque réseau social, car je sais trop quelle pelleté de commentaires à la con je récolterais à coup sûr. Pas envie de ça. L'indignation convenue et automatique (et publique !) est l'une des choses les plus obscènes que je connaisse, la vertu par procuration est toujours répugnante. Ce qu'il faudrait faire, en revanche, c'est inventer, ou imaginer ces choses avant qu'elles ne se produisent en vrai. Je suis certain que la liste qu'on pourrait en dresser serait passionnante et donnerait une idée assez juste du monde qui s'ouvre. Je pense qu'il est possible de deviner avec une marge d'erreur assez mince les nouvelles pratiques qu'Internet, dans sa copulation entre privé et public, entre image et argent, va susciter aussi naturellement qu'elles seront mises en exergue par tous les On-marche-sur-la-têtistes du monde qui verront là un moyen simple et peu onéreux d'afficher leur prétendue morale. Un des topoï les plus puissants des réseaux sociaux, c'est bien cela, cette manie de pointer les travers et les perversions du siècle pour s'en distinguer publiquement, comme les bigotes d'autrefois. Ceux qui pratiquent cette nouvelle religion sont bien plus obscènes que ceux qu'ils dénoncent, mais il ne se trouvera jamais personne pour le leur reprocher, car ce faisant, il courrait inéluctablement le risque de se voir accuser de défendre les pratiques en question. 

Ce jeune homme articulant un féérique « ma mère n'est pas mon genre » est un prototype appelé à se développer très rapidement, j'en suis convaincu, et ce qu'il faut imaginer, bien sûr, c'est le monde et ses lois qui seront nécessairement forgés par ce type d'individus qui, automatiquement, mécaniquement, rendront ceux qu'ils choquent minoritaires et peureux, car ces derniers sentiront très vite que la norme change, a changé, que le jeu a de nouvelles règles. 

C'est juste un travail. Mais oui ! Tout n'est que travail, tout n'est que commerce, tout n'est qu'échange. Tout se justifie sans peine, dans un monde où précisément tout est marchandise, produit, objet d'échange et surtout image. Ce que le Virtuel promet et promeut, c'est bien l'échange de tout pour tous, la circulation inarrêtable, le flux constant, sans fin ni origine, sans vraie réalité. Dès lors qu'on accepte ce monde, on ne peut pas en récuser ce qui fait sa loi la plus profonde. Je travaille, moi, monsieur ! Je vends les images de ma mère en train de se faire sodomiser mais ce n'est que de l'image, vous savez. Et si je ne le fais pas, quelqu'un d'autre le fera. Moi au moins je prends soin d'elle, je la respecte, je ne lui impose pas des cadences d'enfer, je ne la viole pas. 

On a tout de même un peu envie de lui dire, à ce fiston pragmatique et froid, qu'il a bien le droit d'être excité, qu'on s'en fiche, à vrai dire, que ce n'est pas notre problème du tout, et même que ce serait peut-être dommage de ne pas aller un peu plus loin : pourquoi ne se mettrait-il pas en scène avec sa mère, après tout, car l'on sait bien que le fantasme de l'inceste est l'un des plus puissants qui soient — du moins pour l'instant. Si le but est de faire de l'image et du commerce, il n'y a aucune raison de s'arrêter en si bon chemin. Serait-il un peu coincé, ce garçon ? Non, on ne peut pas imaginer qu'il en soit encore là, ce serait vraiment trop triste, trop dans-le-passé… Ce serait déshonorer le Virtuel, ce serait gâcher des talents et des scènes, occulter la réalité et décevoir le client roi qui, à l'autre bout de la chaîne déchainée, met des bit-coins dans la machine et sa bite en surbrillance. Il ne fait après tout qu'occuper une place, une des nombreuses places que la sur-modernité tranquille libère jour après jour de l'oppression d'un passé ringard et tyrannique. 

Et puis la mère s'éclate. Il ne faudrait pas l'oublier ! Si elle a choisi son fils comme réalisateur, c'est sans doute aussi que ça la motive, Maman, que ça lui évite la routine d'une pornographie qui a déjà tout essayé, ou presque. On se lasse de tout, même des meilleures choses, mon Fifi, me disait Tante Glyne avec sagesse.

Comme d'habitude, on continue d'employer de vieux mots dont la signification a radicalement changé ; personne ne semble le remarquer. Pornographie est l'un de ces mots. La pornographie n'existe plus depuis une vingtaine d'années, comme l'immigration, comme la littérature, comme la musique. Les mots sont restés, comme les façades des bâtiments qu'on a ravagés de l'intérieur, comme certaines disciplines, la médecine, la sociologie, comme l'art, comme les villes, comme l'École. Ce n'est pas du pain et des jeux, qu'on leur donne, ce sont des noms, des noms dénommés, des enveloppes, des épidermes sans chair ni muqueuse, des idées de choses, des souvenirs de réalité, des réminiscences d'être. Toujours en retard, l'œil et la conscience ne perçoivent que la lumière et la sonorité de circonstances mortes depuis belle lurette, de faits défaits. 

Ma mère n'est pas mon genre. Mon genre n'est pas mon genre. Ma vie n'est pas ma vie. La mère prend son pied devant la caméra, on fait de l'art, pas de la pornographie, ni du cochon, on fait du business, on fait de l'image, on fait ce qu'on attend de nous, ce pour quoi on a été formés, oubliés. Tout passe, tout lasse, tout circule, la réalité encule la réalité, sans douleur, sans spasmes inutiles, la mécanique des fluides est au top. On participe, c'est tout. On est impliqué. Ce n'est même pas du sexe, qu'on fait. Il n'y a aucune finalité, on ne procrée pas. On ajoute des images aux images. On imite, on suit le mouvement, on empile, on déambule tranquille dans les millions de couleurs. On s'exprime. On imprime (très peu). On déprime aussi un peu mais pas trop. Pas le temps. On déprimera quand on sera à l'EHPAD. Peut-être. Pas sûr. D'ici-là, on n'aura plus de cerveau ou alors il sera dans le Cloud. En bonne compagnie. On regardera de vieux films de maman en train de se faire sodomiser joyeusement. 

lundi 12 août 2024

L'épouvantable quinzaine

 

Je me félicite de n'avoir rien vu. Ni le pandémonium d'ouverture, ni les épreuves sportives, ni la bamboula conclusive. À peine si j'ai survolé quelques articles et gloses, presque toutes stupides et sans objet, si j'ai entraperçu quelques images qui me tombaient sous les yeux en ouvrant une page sur un réseau social, si j'ai parcouru en diagonales quelques commentaires déposés ça et là, inutiles, redondants et plats. L'épouvantable quinzaine aura eu lieu sans moi. Ouf !

Il y a une dizaine d'années, j'avais dessiné une Quinzaine commerciale obligatoire. C'est à peu de choses près ce qui nous est arrivé sur tout le territoire — qu'il soit géographique, politique, médiatique, numérique ou planétaire, c'est-à-dire touristique. Le touristanthrope (comme dit Muray) a vaincu, c'est lui le Patron, il est bien normal qu'on le célèbre avec fastes et décibels. La France montre l'exemple mais elle n'a rien inventé, sauf peut-être la Terreur et les reines décapitées dans la bonne humeur festive. 

Par un extraordinaire concours de circonstances, l'entrée du 12 aout 1996 d'Ultima Necat VI, le dernier tome du journal intime de Philippe Muray, s'ouvre sur ces deux phrases : « Depuis le début des temps, tout ce qui était possible dans l'ordre des choses vivables et normales a été essayé. Maintenant commence l'âge des choses folles, monstrueuses, difformes, atroces et non critiquables. » L'âge des choses folles, monstrueuses, difformes, atroces, il semble bien que ces jeux en aient été l'Occasion non-critiquable. L'occasion de les affirmer solennellement comme Norme, comme Canon, comme Principe, même si elles étaient déjà depuis longtemps en vigueur. Muray ajoute : « Pour que cette anormalité reste impensée, un mot d'ordre a été imposé, qui constitue le fond même du credo contemporain (et la condition de possibilité de sa perpétuation) : la normalité est une notion éminemment subjective. » Je n'ai pas la fibre collectionneuse, ni surtout la patience qu'elle requiert, mais j'espère que d'autres se chargeront de récolter et de conserver pieusement les milliers de déclarations d'amour vibrantes que ces jeux auront suscitées, qu'ils sauront mettre en exergue comme il se doit le lyrisme ravagé et les extases des Enthousiastes de tout poil qui se sont éclatés comme jamais durant cette quinzaine. Du temps qu'il y avait un pays et du péché, on composait des Te Deum ; maintenant qu'il n'y a plus rien de tout ça, on met en action de gigantesques Clystères en son-et-lumière qui récitent en bravitude le mantra sacré du Citoyen touristanthrope : la normalité est une notion éminemment subjective. Cette assertion mantrique était le sous-titre implicite de tout ce déferlement de Positivité poisseuse. 

Les très nombreux commentaires du genre « les cérémonies d’ouverture et de clôture des JO ainsi que de la plupart des cérémonies liées à des “grands” événements sont clairement destinées à diffuser des messages de propagande dans l’inconscient collectif » qu'on trouve un peu partout sur la Toile me semblent comiques. Comme s'il était besoin de diffuser des messages de propagande dans l’inconscient collectif, alors que celui-là est déjà acquis et plus qu'acquis à la Cause et trouve même que ce n'est pas encore suffisant, qu'on pourrait aller bien plus vite bien plus loin bien plus fort. Les critiques ? Parlons-en, de ces critiques ! Toutes elles ont porté sur la forme, le message, l'esthétique, le goût, la scénographie, les références politiques et historiques, les nouvelles normes sexuelles, le choix des artistes, et pas une seule n'a remis en cause la chose elle-même. La propagande ? Mais elle est complètement inutile, la propagande ! En réalité, quand les critiques portent sur « la propagande », elles voudraient que la propagande propage d'autres messages, d'autres valeurs, d'autres modèles, mais le fond n'est jamais discuté puisqu'il est indiscutable et impensé : personne ne le voit plus puisqu'il occupe toute la scène et la salle et les coulisses et les avenues qui mènent au Divertissement. On a perdu jusqu'à la mémoire d'un passé différent, d'une réalité qui n'aurait pas épousé parfaitement les contours de la seule qui soit envisagée, autorisée, imaginable, et qui s'étale sous nos yeux comblés ou terrifiés avec la morgue tranquille de celle qui est sans rivale. Les JO ? Qui aurait aimé ne pas en entendre parler ? Le Sport est avec la Science l'une des divinités les plus influentes et les plus populaires, les plus indiscutables. Les sportifs sont milliardaires, enfin, quelques uns du moins, et le gestionnaire-banquier et Grand-liquidateur Macron a tenu à montrer en quelle estime il les tenait. C'est bien le moins.

On parle de certaines critiques qui auraient été virulentes ? Je vais répondre par une image, une seule. Cette image, c'est le pianiste Alexandre Kantorov, assis devant un piano détrempé, sous la pluie. Elle ne vous a pas foudroyé, cette image ? Elle est pourtant limpide et suffisante ! Qu'est-ce qu'elle en dit, de cette image, la fachosphère (ou la cathosphère, ou la complotosphère) ? Elle n'en dit rien parce qu'elle ne la voit tout simplement pas. Ils ont l'impression d'avoir tout dit en parlant de wokisme. Le wokisme, qui n'est que le rejeton piqué aux hormones de la Political Correctness des années 90, est le mot qui cache le goret, et le Goret qui se prélasse dans nos chambres à coucher et nos salles des marchés, c'est la Variété ; Variété, l'ennemi jurée du Divers et des Arts, Variété, la vraie patronne, intransigeante mais bonnasse, l'épouse épanouie et toujours grosse du dieu Boucan, ayant accouché pour l'heure de Céline Dion, la grande Éjaculatrice mondialo-yankee, et aussi de l'Obèse en majesté qui a trucidé son Tristan sur l'autel de la Graisse progressiste en expansion infinie. Pauvre Kantorov mouillé jusqu'au cou… À sa place, je me serais suicidé, après un tel affront. Non, lui, il s'est trouvé très bien dans son rôle de Hollande-pianiste détrempé, de cocu à qui on jette un seau d'eau pour le remercier de s'être ridiculisé, de Laurel ou Hardy privé de sa moitié qui préfère sourire plutôt que d'avouer son humiliation. Tous ils choisissent d'avancer avec le troupeau car ils savent que la sanction peut tomber très vite sur ceux qui n'adorent pas sans réserves l'Idole consacrée. Mais un Kantorov ne se force même pas, il est convaincu avant même que la Mafia mette la main sur lui et l'arrose copieusement de larmes de joie.

À l'heure de la Quinzaine — la grande braderie “de Paris” —, on a bientôt fini de détruire la France (“This is the End”), ou plutôt le Français, ce qui est une belle manière de montrer que Paris n'en a plus rien à faire, du pays, à l'instar d'un Macron. L'atroce Hidalgo nous l'a assez prouvé depuis dix ans. Les villes, et les grandes villes en particulier, ont fait sécession d'avec les nations qui les abritent. Elles regardent désormais le pays qui les a fondées comme le coucou inspecte le nid dans lequel il s'installe : en pensant déjà à tout ce qu'il va falloir transformer, jeter, remplacer, améliorer. Elles ne sont plus que les vitrines muséifiées et uniformisées confectionnées pour l'Apatride conforme-aux-Standards qui veut se sentir partout chez lui. Paris n'existe plus depuis trente ans, quarante, peut-être, mais les nouveaux venus ne peuvent pas s'en apercevoir puisqu'ils n'ont jamais connu que des ersatz de villes, des villes vidées de leurs habitants historiques, des villes éviscérées et sans mémoire, des villes livrées au tourisme et au Remplacement, de ces villes dans lesquelles les femmes doivent réfléchir à dix fois avant de sortir dans la rue, des villes où la sauvagerie côtoie la Fête et l'Animation de tous pour tous, entre deux espaces végétalisés et trois trottinettes. Entre le couteau et le rire connivent, entre le viol et la Flash Mob, entre la blague obligatoire et le massacre, entre le sourire artificiel et les larmes ravalées. 

Dans les années 70, Georges Marchais parlait du « bilan globalement positif » du parti communiste soviétique. De nos jours, de sombres crétins tartinés de Bien jusqu'aux clavicules nous expliquent qu'il y avait tout de même « des choses à sauver », dans la Grande Quinzaine planétaire qui vient de s'achever après nous avoir achevés

dimanche 11 août 2024

Adresse

 

– Je ne vous parle pas.

– Bien sûr que si. En disant que vous ne me parlez pas, vous vous adressez à moi !

– Non. Je parle à celui qui en vous n'a pas pu s'empêcher d'entendre ma déclaration. C'est à celui-ci que je dis que je ne parle pas. À vous, il aurait été simple de ne rien dire.

– Mais je suis moi ! Je ne suis que moi mais tout moi ! Vous n'avez pas le droit de me séparer de moi-même ! C'est un crime !

– C'est vous, qui vous séparez de vous-même en me répondant. Si vous étiez un, vous n'auriez même pas entendu mes paroles. D'ailleurs, je vous dis vous et je sais ce que je dis. 

– Vous êtes complètement fou. Ce n'est pas parce que vous ne me tutoyez pas que je suis multiple. 

– N'exagérez pas. Vous êtes seulement pluriel. Vous vous êtes débarrassé du singulier.

– Pluriel toi-même ! Vous niez ma singularité, c'est très mal. Et puis je suis un être humain, et en tant que tel je mérite que vous vous adressiez à moi. Vous n'avez pas le droit de me dire que vous ne me parlez pas.

– Vous vous entendez ? Vous vous entendez parler ?

– Eh bien oui, je m'entends, je m'entends parler. Je ne fais que rappeler des évidences.

– Vous êtes la Loi ?

– En tant qu'être humain, oui, je suis la Loi, je suis l'Être, je suis l'Humain.

– Vous n'êtes qu'un exemplaire, et très exemplaire, à mon avis. 

– Nous sommes tous des exemples. Des parties du grand Tout dans lequel nous nous reconnaissons les uns les autres. 

– Ce n'est pas à vous que je m'adresse. Je ne parle jamais aux exemplaires, à ceux qui incarnent la Loi et l'Espèce, la Morale, à ceux qui reproduisent, qui font écho, qui se répètent, qui humilient la Solitude.

– Vous êtes un anarchiste et un prétentieux qui se croit au-dessus de la mêlée !

– Oui, sans doute. J'ai une antipathie instinctive pour les perroquets, pour les représentants, que ce soit du peuple ou du commerce, pour les fidèles en bande organisée. 

– Pourtant vous avez besoin de nous.

– Il faut de l'adversité pour s'en distinguer.

– Voilà ! Vous cherchez à vous distinguer !

– Évidemment ! Vivre ce n'est que cela. Distinguer et se distinguer. La distinction est la seule valeur absolue.

– Il n'y aurait pas un peu de fascisme, derrière tout ce baratin ?

– Vous avez tenu presque cinq minutes avant d'y venir. Vous êtes en progrès.

– Vous noyez le poisson.

– J'essaie de vous noyer dans votre saumure, oui, mais vous êtes insubmersible. 

– Trop aimable. Finalement, vous aviez raison de ne pas me parler.

– …

vendredi 9 août 2024

Onfray répond : « Faux ! »

 

Dans la boîte à livres du marché, j'ai trouvé Le Crépuscule d'une idole (2010), de cet imbécile de Michel Onfray. J'ai un peu honte d'avoir rapporté ça à la maison, mais au moins ne m'aura-t-il rien coûté.

Six cents très sales pages de celui qui en 1996 traitait Benoît Duteurtre de Nazi, sur ma table, c'est tout de même un paradoxe assez jubilatoire.

Il faut citer l'admirable quatrième de couverture de ce gros benêt confit qui depuis trente ans croit coiffer la scène intellectuelle française de ses ailes de gênant.

« Le freudisme et la psychanalyse reposent sur une affabulation de haute volée appuyée sur une série de légendes. Freud était un scientifque. Il a élaboré sa théorie à partir de sa pratique clinique, il a guéri des patients, il a libéré la sexualité. À toutes ces affrmations, Michel Onfray répond : “Faux” ! [Je répète : À toutes ces affrmations, Michel Onfray répond : “Faux” !]

Chamane viennois, guérisseur extrêmement coûteux et sorcier post-moderne, Freud recourt à une pensée magique dans laquelle son verbe fait la loi. [il faudrait tout répéter deux fois tellement c'est beau !]

Ce livre se propose de penser la psychanalyse de la même façon que le Traité d'athéologie a considéré les trois monothéismes : comme autant d'occasions d'hallucinations collectives. Voilà pourquoi il est dédié à Diogène de Sinope... »

Tout Onfray est dans ce « Michel Onfray répond : Faux ! » Il faut imaginer Onfray avec une casquette de contrôleur et une machine à tamponner : Vrai ou Faux. Onfray-dit-vrai dirait vrai-ou-faux. L'Extra-Onfray-Lucide considère (les trois monothéismes, la psychanalyse, l'œnologie, le moteur à deux temps, la pêche à la mouche) et délivre sa Tamponnade : ça fait un livre. Le sorcier post-moderne, c'est lui, bien sûr, et pas du tout Freud. Sorcier ès-Vérités, Docteur en Doctance. Onfray-a-tout-lu, c'est le postulat qui lui permet de fermer le bec aux pauvres débiles qui croient, aux croyants hallucinés de l'ancien monde forcément cocaïné et délirant. «Il analyse les cinq psychanalyses et avance qu'elles ne sont résolues pour Freud qu'à travers des tours de passe-passe (si le problème est oublié, il est refoulé) ou en assumant que le patient ne sera jamais guéri (Sergueï Pankejeff). Il théorise le succès de la psychanalyse par l'affaiblissement de l'église que refoulent les pulsions, par la société totalitaire de la psychanalyse, par le nihilisme du XXe siècle et par la médiatisation du freudo-marxisme après Mai 68 avec Wilhelm Reich et Herbert Marcuse. »

L'éditeur Grasset avance le chiffre de 150 000 exemplaires vendus dont 100 000 les deux premières semaines. Cet essai est lors de sa publication, “en tête des ventes des essais”. Tu m'étonnes ! Grasset se paie grassement sur le dos de la bête. Le déboulonnage fait toujours recette.

Freud n'était pas un-homme-de-gauche ? C'est ça, qu'Onfray démontre, c'est ça qui fait réagir tout le monde, les pour et les contre ? Mes pauvres chéris... Comme vous êtes tristes. Antisémite ? Pas antisémite ? Un peu, beaucoup, pas le moins du monde ? Ces éternels débats de crevards qui n'ont rien d'autre à dire, qui n'imaginent pas qu'on puisse parler d'autre chose, au moins de temps en temps... C'est progressistes contre progressistes. On devrait en rire, de leurs bisbilles clownesques, mais chacun joue son rôle avec un sérieux de pape. Entre Roudinesco et Onfray, on est vraiment obligé de choisir ? Joker !

Ce qu'Onfray ne connaît pas, ne comprend pas, ce qu'Onfray ne peut-pas-comprendre, voir, imaginer, c'est « de la pensée magique ». Il faudrait le vacciner encore un peu plus, à mon avis. Il n'a pas eu sa dose, le gros tracteur Massey Ferguson aux lunettes rectangulaires qui débat très-calmement avec tout le monde et qui-nous-fait-savoir que Sigmund affabule. C'est une contre- histoire de Michel Onfray, qu'il faudrait faire. Je laisse ça à plus savants que moi, mais je suis certain que viendra le jour où un courageux (ou un inconscient, mais c'est souvent la même chose) dégonflera pour de bon cette baudruche qui n'existe qu'en déboulonnant ce qui le dépasse et le dépassera toujours. En tout cas, contrairement à ce qu'il reproche à Freud, ce n'est pas son verbe qui fera la loi, jamais, sauf auprès de demeurés qui se laissent facilement impressionner par les culs-de-plomb.

L'hallucination collective, c'en est un spécialiste, Onfray. J'ai écouté ses séminaires (son « université ») durant plus de dix ans, à la radio, tous les étés. Ses inférences malhonnêtes passaient comme lettres à la poste, semble-t-il. Un jour, ça s'est arrêté, et je me suis demandé pourquoi j'avais passé autant de temps à écouter ça. Peut-être que j'étais moi aussi sous le charme ambigu de ce conteur qui se fait passer pour un scientifque (et même un écrivain !), ou bien j'avais rien de mieux à foutre. J'ai remplacé ça avec un énorme profit par le trio de Bill Evans. Ouf. Les idoles passent. Il n'y a même pas toujours besoin de les déboulonner.

mardi 6 août 2024

Sourdingueries

 

J'ai une passion pour le mot “sourdingue”, puisqu'en lui se trouvent réunis deux mots qui suffisent à décrire ce que l'on voit autour de soi. Tous ceux qui ont eu des conversations avec des personnes dont le sens de l'ouïe est déficient savent que cette occupation peut très vite rendre fou. Ils nous rendent fous et ils nous semblent fous, tout à la fois, les sourdingues. Nous ne savons plus qui est dingue, d'eux ou de nous. 

Dès que je fais mention publiquement d'un problème de langue, ou d'une scie exaspérante, ou des déplorables manies langagières du temps qui me vrillent la cochlée, arrivent immanquablement, comme une armée anonyme de spermatozoïdes en déroute, les témoignages et commentaires ineptes qui ne démontrent qu'une chose, que ceux qui les font sont à peu près (ou complètement) sourdingues. Il faut absolument que j'arrête d'en parler. Laissons-les barboter dans leur surdité congénitale, dans leur mare putride de perroquets bégayants. Après tout je n'ai pas la prétention de les changer. Ils ne comprennent pas de quoi on parle, et ce constat est constant. Il leur faut au minimum quinze ans pour commencer à entendre un syntagme-qui-prend et se dessèche, qui durcit comme un vieux nougat oublié au fond d'un placard. Tant qu'ils n'ont pas les dents gâtées, ils mâchent avec entrain et philosophie. Ce sont sans doute des la-langue-évoluistes confirmés et pieux : leur religion leur a définitivement durci le tympan, qui ne vibre plus que par décret officiel ou publicitaire dûment estampillé. 

On ne parle pas avec des sourds. On ne montre pas un paysage à un aveugle. On ne parle pas d'amour avec un être au cœur desséché, ou du moins on n'essaie pas de s'en faire aimer. L'oreille, ça se prouve, comme l'Attention, comme l'affection. La musique a cela de merveilleux qu'elle ne laisse rien passer, qu'elle n'excuse rien. Tu me dis que tu entends, mais si tu ne fais pas le bon geste exactement au bon moment et de la bonne manière, c'est que tu n'entends pas. C'est aussi simple que ça ! On peut tricher à peu près dans tous les arts, mais pas dans la musique. Je m'amuse beaucoup à écouter, soir après soir, les invités d'Arnaud Laporte à France-Culture. Il invite beaucoup de ces artistes-qui-n'en-sont-pas, dont on comprend qu'ils ont sa préférence, qu'avec eux il partage des valeurs. Ils commencent par délivrer de longs et très beaux messages pour expliquer ce qu'ils font, ce qu'ils ressentent, comment ils voient les choses, quel est leur rapport à l'art, etc. Puis on écoute leur musique, et là… patatras ! Tout se casse la gueule et le pot-au-rose se révèle dans toute sa ferveur diamantine. Leur musique, ou ce qu'ils nomment ainsi, démontre sans aucune ambiguïté qu'ils n'entendent rien et probablement qu'ils ne ressentent pas grand-chose non plus. Car l'oreille (in)forme le sentiment autant qu'elle est (in)formée par lui. Une fenêtre ne peut pas être à la fois ouverte et fermée. 

Je lui dis : ça ne va pas, ta ponctuation est tout simplement impossible. Elle me répond : Je ne suis pas d'accord. Bien bien bien. Inutile d'insister. Je sens que j'ai touché un nerf à vif, comme le dentiste qui croyait avoir anesthésié le patient avant de charcuter la molaire pourrie. Ils ne sont jamais anesthésiés, surtout quand ils sont perclus de complexes. Avant même d'avoir compris de quoi nous parlons, ils se raidissent et nous lancent dans les dents qu'ils ne sont pas d'accord. Mais pas d'accord avec quoi ? La question ne sera pas posée, ou, si elle l'est, on n'obtiendra jamais une vraie réponse. Et si l'on insiste un peu… « J'ai très bien compris ! » nous rétorquent-ils d'un air offusqué ! Bien. Laissons cela… Regardons ailleurs, si par hasard ailleurs il y a.

La langue et la musique sont des choses très différentes, mais elles ont des points communs extrêmement profonds qui plongent dans les racines immémoriales de l'être, dans ses premières vibrations, les plus essentielles et les plus définitives. Quand on ouvre un dictionnaire, la première chose qui nous saute aux yeux, si l'on ose dire, ce sont des sonorités. Avant les mots, avant les définitions, avant le sens, tout un peuple de sonorités nous entoure : c'est comme un parfum complexe, fait de mille senteurs, qui nous guide infailliblement à travers le sens, c'est un assemblage de sons simples qui s'ordonnent miraculeusement d'une manière singulière pour chacun d'entre nous, créant un paysage sonore à la fois familier et étrange, harmonie changeante et complexe mais d'une précision étonnante. 

Il y a quelques mois, n'y tenant plus, j'avais écrit à Clara pour lui expliquer la manière dont on utilise les guillemets, en français. Elle m'avait répondu très gentiment pour me remercier, ajoutant que j'avais « absolument raison ». Diable, je le sais bien, que j'ai raison. Mais ce n'est pas moi qui ai raison, c'est la règle, c'est l'Imprimerie nationale, c'est la littérature, ce sont les typographes, ou la logique, enfin c'est la langue. J'avoue avoir été un peu soulagé. Je n'aurai plus à voir ces atroces emplâtres dont elle a le secret. Eh bien, que pense-t-on qu'il arrivât ? Rien ne changea. Rien du tout… Clara continua imperturbablement, comme si nous n'avions jamais eu cette conversation, à ne pas savoir utiliser les guillemets. Ici, on se pose des questions. Et ces questions sont vertigineuses. Folie, imbécilité, provocation, surdité totale, handicap mental rédhibitoire, vice, méchanceté, atavisme étrange ? Peu importe les réponses qu'on choisit de donner, on se heurte à un mur infranchissable. Je crois qu'il s'agit avant tout (mais pas seulement) de la très bête et très ordinaire maladie d'orgueil qui empêche de monter sur les épaules d'un autre que soi pour atteindre à une vue meilleure et plus dégagée. On préfère voir toujours le même paysage, car lui, au moins, on le connaît, et l'on veut penser qu'il nous constitue, qu'il définit notre “personnalité”. Il y a les villas « ça m'suffit », comme il y a les êtres « je m'comprends ». Sauf que justement, je ne suis pas certain du tout qu'ils se comprennent. En revanche, il se suffisent, et ils sont suffisants.

Clara démontre toute la journée qu'elle ne comprend pas ce qu'elle écrit. Le comprendrait-elle qu'elle l'écrirait autrement, ou qu'elle ne l'écrirait pas du tout, plutôt. Mais j'ai l'air de m'acharner sur cette pauvre Clara, qui n'en peut mais, alors que les Clara sont légion. Évidemment, elle ne parlerait pas si facilement des « analphabètes », il serait plus facile de lui pardonner d'être illettrée. Nous vivons dans un monde qui nous force à être méchants, car ceux qui sont choisis pour « professer » sont très souvent parmi les plus incultes. Il est donc assez naturel qu'il y ait parfois quelques baffes qui nous échappent, malgré notre légendaire bienveillance.

On part toujours du postulat implicite que celui qui parle comprend ce qu'il dit, mais c'est faux. On peut très bien parler sans comprendre un mot de ce qu'on profère. Ça m'arrive. A posteriori, on se demande ce qui nous a pris ; mais encore faut-il qu'il y ait un a posteriori, que nos oreilles aient un peu de mémoire et d'humilité, qu'on accepte de se voir de l'extérieur. De la même manière qu'un musicien qui travaille son instrument doit posséder une oreille externe, une oreille qu'il détache de ses tripes, au moins durant quelques instants. Ce n'est pas toujours facile, certes, et le recours au magnétophone est souvent indispensable. Le magnétophone est le miroir du musicien, le seul qui nous coupe sans ménagements du pur instant, car le corps est par définition unifié par notre esprit, et il faut toujours des techniques (qu'elles soient externes ou internes) qui permettent de délier momentanément ce qui est inextricablement tissé. 

Puisque je parle de sourdinguerie, il faut que je mentionne ce type, sur Facebook, qui est assez fascinant. Il produit toujours des statuts Facebook laborieux, d'une platitude remarquable — et remarquable surtout parce qu'on sent qu'il est très satisfait de lui —, mais toujours rédigés en un français impeccable dont on voit bien qu'il se rengorge discrètement. D'ailleurs, le pseudonyme qu'il s'est choisi dit beaucoup en un seul mot : Sentence, qu'il a cru devoir affubler d'un prénom encore plus ridicule : Maxime. C'est de cela qu'il s'agit. C'est une machine à produire des maximes sentencieuses qu'il offre généreusement au monde ébahi et reconnaissant des internautes hébétés. Ce personnage est intéressant parce qu'il se situe au point de jonction de deux mondes qu'une illusion d'optique nous fait paraître très éloignés alors qu'ils sont contigus : celui des incultes et celui des lettrés. C'est là sa terre d'élection. Il joue à la charnière de ces deux territoires, faux habile et vrai cuistre dont la petite vertu suffit à abuser le gaga avec une habileté qu'on admire. Il n'est pas sourdingue à proprement parler (lourdingue, oui), mais il joue habilement de la sourdinguerie générale avec un contentement aristocratique. Son truc, c'est de se hisser sur un tabouret de bar haut perché qu'il prend pour une éperon rocheux intellectuel et moral, pour un nid d'aigle. Par un effet de perspective, comme sur ces photos arrangées qui donnent d'un personnage une idée complètement fausse (mais par jeu), il se grossit jusqu'à paraître bœuf, le Bœuf-à-maximes, le Bœuf sur le toit du monde. Si j'étais Jean de La Fontaine, j'écrirais une fable ou un conte à son sujet. Annie Le Brun avait publié en 2000 un ouvrage intitulé Du trop de réalité. Ici, il faudrait parler du « pas assez de réalité », mais c'est tout un art, j'en conviens, et un art d'avenir à n'en pas douter, de ceux qui vous assurent le gîte et le couvert à la grande table des autorisés, des publiés, des invités.

Les incultes et les lettrés sont parfois si proches les uns des autres qu'on peut les confondre, et leur intersection paradoxale délimite une sorte d'enclos singulier et ouaté, un refuge qui accueille les timorés décontenancés par le verbe réel et qui produit une sensation doucereuse, sans danger pour la santé : ici, on confectionne de la littérature sans littérature, du roman sans roman, de l'ivresse sans alcool, de l'alcool sans dépendance, de l'amour sans sexe, du sexe sans humeurs et sans odeurs, de l'éthique décarbonnée et durable, de la gentillesse tamponnée et bien-écrite. En tout bien tout honneur. On ne risque pas grand-chose à fréquenter ce lieu, si ce n'est bâiller à s'en décrocher les amygdales. Il semblerait que ce soit la principale usine à phrases de notre époque, qui produit à la chaîne des livres jetables qui ne font peur à personne. Les éditeurs en raffolent. Ça se vend bien, et il y a un énorme turn-over, ce qui permet de gagner beaucoup d'argent. Aussitôt publié, aussitôt oublié. Au suivant et par ici la monnaie. Comme de toute façon les très rares qui se risquaient à critiquer cela sont morts ou atteints de la maladie d'Alzheimer, ou en prison, ou à l'asile, on ne risque rien. Et puis il y a suffisamment de choses graves ou très-belles, ou même très-très-belles dans l'actualité et le spectacle du jour (demandez à Raphaël Enthoven, si vous êtes à court d'idées) pour ne pas se soucier de ces petites affaires qui n'intéressent que de vieux aigris qui cacardent seuls dans leur coin sombre et puant la pisse. La-liesse-partagée, ces vieux cons ne la digèrent plus, elle leur reste sur l'estomac. Il faut les excuser, leurs tripes ne produisent plus assez d'acide chlorhydrique, sans doute parce que celui-ci a migré dans leur esprit. « Ah, si seulement les Jeux pouvaient durer toujours », écrit avec un à-propos merveilleux la toujours inspirée poupée gonflable qui-dit-oui, oui-oui-oui et re-oui, l'Enthousiaste immaculé Enthoven Premier-du-nom malgré le père. Il devrait se marier avec Bruel, ces deux-là nous feraient de jolis petits enthousiastes sans péché qui-aiment-leur-président. Entre eux et le Temps, pas l'épaisseur d'une feuille de papier-bible. Ça colle du tonnerre de Dieu ! Ils adhèrent à donf. Leur foi collante nous fait envie, à nous les décollés sceptiques. Ça doit être super cool, d'être sympa et lubrifié à ce point. Ils devraient écrire des livres de développement personnel, car on sent bien qu'ils sont au courant de tous les petits secrets qui rendent heureux. Les médailles-d'or, ils naissent avec, ces poissons-volants angéliques, ils sont même hors-concours, dans la discipline du Vertuisme Obligé, ils bandent nuit et jour pour le GAG, le Grand Assentiment Général, ou le sGAGs (le sacré Grand Assentiment Général sucré), qu'ils frottent consciencieusement d'huile bénite afin qu'il brille et manifeste toute sa turgescence dans les ténèbres que nous autres les Négateurs pissant froid nous habitons honteusement. Ce sont gens bien polis, eux, quand nous sommes des malappris, car rien n'est plus impoli que de se désolidariser de l'émotion collective et intransitive qui transfigure le Genre Humain sans-frontièrisé ne se discutant pas plus que les goûts et les couleurs dans les repas de famille. Les Enthoven & Bruel & Associés sont les bedeaux fiévreux et appliqués de la maison “Mêlée dans la Sacristie” qui cote en Bourse au temps de la Love Parade ininterrompue et inclusive qui est notre quotidien entrecoupé seulement de quelques égorgements festifs, pour nous rappeler que nous sommes en France. Un Enthoven ou un Bruel, voyez-vous, ça passe directement du premier au treizième degré sans escales, quand ça parle, c'est ce qui fait qu'ils sont parfois difficiles à suivre, comme tous leurs compagnons de fortune, fact-checkers consacrés par la BA (la Bulle Autorisée), animateurs d'événements culturels incultes, assemblées de fidèles en string opinant en chœur, premiers communiants vaccinés jusqu'à la gueule, influenceurs canonisés dorés à l'or fin, femmes à barbe icônes de mode, rappeurs en chaire investis du Groove céleste, obèses morbides et fières de l'être, toute cette peuplade bariolée et hilare étant désignée sous le nom générique des Consentants. Les Consentants gueulent très fort, ce qui impressionne les quelques fossiles qui ont peur de s'en distinguer si peu que ce soit. Plutôt que de raser les murs, ceux-là choisissent de brailler encore plus fort que leurs beaux modèles, dans une surenchère de pandémonium. On se fait reluire le tambour avant de passer ceinture noire septième dan en Oui-Ouisme transcendantal. C'est la grande partouze des Sourdingueurs forcenés : les divins Acquiesçants couvrent le monde d'une clameur assourdissante qui souffle les derniers et timides contrefeux, leurs dieux se nomment DécibelIntimidation et Rictus. La Sourdinguerie est le vent mauvais du XXIe siècle.

« Tu parles pour le plaisir de dire ce que tu penses et ils vont te renfoncer ce que tu penses dans la gorge ». Que dirait Giono en 2024, c'est-à-dire soixante-dix ans après qu'il a écrit cette phrase dans le Voyage en Italie. Ni lui ni Philippe Muray n'auraient pu imaginer le degré de renfoncement inouï auquel nous sommes arrivés, dans le premier quart de ce siècle, nous qui avons le gosier brûlant à force de renfoncements quotidiens et systématiques. Qui n'a pas connu les rézococios aux temps de la paire de néo-dieux Zuckerman-Gates ne sait pas ce que signifie l'impossibilité de parler et d'être entendu alors qu'on jacte toute la journée. « C’est effrayant de penser qu’il y ait tant de choses qui se font et se défont avec des mots » écrit Rainer Maria Rilke à une amie vénitienne, mais il est encore bien plus effrayant de penser que les mots n'ont plus de pouvoir, qu'on les a éviscérés, retournés, trépanés, et qu'ils se dessèchent au soleil impitoyable du Virtuel, que les choses ne se font ni ne se défont plus, puisqu'elles aussi ont été répliquées dans un monde parallèle, musée calme et morbide où elles sont plongées dans le coma profond de la Liesse-à-couteaux-tirés. 

vendredi 2 août 2024

Nanouk consultée [journal]

Vendredi 2 août 2024, heure de la sieste.

« Le moment où je parle est déjà loin de moi. »

De plus en plus de gens prennent du Lexomil. Je ne sais pas si c'est fait exprès, mais le mot "lexomil" est très proche du mot "exil". [L'homme + exil.] Or, je suis persuadé que l'exil intérieur que nous ressentons tous est extrêmement angoissant.

Rien ne s'arrête jamais. Même pendant les Jeux olympiques, surtout pendant les jeux Olympiques, la saleté et la bêtise continuent de saper nos vies. Rien ne s'arrête jamais, même quand on est mort. 

Elle ne comprend rien parce qu'elle n'écoute pas. C'est aussi simple que ça. Mais les choses trop simples sont indicibles, comme chacun sait. Dites une chose simple et vous les verrez fuir en courant comme si vous les aviez maudits. 

J'ai écrit un petit texte assez rageur en réaction à la cérémonie des Jeux olympiques que je n'ai pas vue. Ça m'a défoulé ; un peu. Mais je n'ai pas été assez méchant. On n'est jamais assez méchant avec ces minables. Ma hargne a des hauts et des bas, et pas mal de bas depuis quelques années. Il faut dire aussi qu'on a toujours en arrière-plan l'idée de dévoiler ce qu'on écrit sur les réseaux sociaux, et que certaines choses ne peuvent pas s'y montrer. Je suis très peu lu, certes, mais il suffit d'une de ces sales bestioles de robots fureteurs pour être banni de la seule vitrine que je connaisse. C'est rageant de devoir concéder qu'on n'est pas aussi libre qu'on le voudrait. Et le premier con venu lèvera la main en croyant objecter : mais si vous n'avez pas vu la cérémonie, comment pouvez-vous en parler ? HEIN ? Objecte toujours, mon Coco, c'est pas toi qui nous feras débander.

Comme j'écris dans ce journal en écoutant le quatuor en mi mineur de Fauré, l'opus 121, je me sens légèrement discrépant vis à vis de moi-même, comme dirait Boulez. 

Le même schéma se répète avec toutes les femmes que je connais, à peu de choses près. Leur timidité les préserve, au commencement…

Ah, les amis… La page 42 du sixième tome d'Ultima Necat de Muray est terrible, à cet égard. Comme je confiais ma… Ma quoi ? Je ne sais même pas ce que je pense de cette « Nanouk », la femme de Muray, que je ne connais évidemment pas, mais vers laquelle mon intuition ne me porte guère, et je me suis attiré des réponses pour le moins étranges. Ce qui me déçoit énormément de la part de Muray, c'est son « D'ailleurs, Nanouk, consultée, me l'interdit formellement. » Muray demandant l'avis de Mamour pour savoir s'il doit rendre service à un ami, c'est tout de même… Bref. Je préfère me taire, même si l'on me peint « Nanouk » sous les traits les plus fermes et grandioses. Il faudrait écrire un opuscule intitulé : « Nanouk consultée ». Ça me fait penser à ce jeune compositeur très ambitieux auquel Renaud Camus avait souhaité publiquement un joyeux anniversaire, et qui avait demandé à ce dernier de retirer ses vœux. 

Dès les premières mesures, dès les premiers accords du quatuor à cordes de Ravel (après Fauré), toute mon enfance reprend ses quartiers dans mon corps. Mon corps d'enfant n'a jamais disparu. L'enfance ne disparaît jamais. Nous avons plusieurs corps à notre disposition, ou plutôt nous sommes à la disposition de plusieurs corps qui se chevauchent, qui s'enchâssent les uns dans les autres, dont aucun ne recouvre jamais totalement les autres. Ces empilements (c'est plus subtil qu'un empilement, naturellement) sont notre être, au moins autant sinon plus que notre âme. La vibration qui me parcourt en tout sens à l'écoute de ce quatuor est indicible, je ne peux la décrire, mais je la sens physiquement dans mes membres, sous ma peau, dans mes organes, dans le flux sanguin, dans mes cuisses, c'est une transpiration gazeuse qui soulève la mémoire (mais une mémoire sans objet), l'expose à la présence instantanée, en l'affectant d'un coefficient inquiétant et in(dé)chiffrable. L'impossibilité absolue de la partager avec quiconque me fonde plus que mon génome. C'est l'instituteur de ma morale, de la seule morale réelle. Terre lucide de l'impartageable. Toujours cette certitude que la musique est la plus radicale et la plus exigeante des solitudes. Personne ne peut vivre aux mêmes fréquences que nous, nos rythmes sont infréquentables. C'est le Quatuor Juilliard qui joue. Nul autre que lui ne peut accomplir le prodige. Je ne dis pas que leur interprétation est la meilleure, non, mais ils sont à l'origine, ils sont dans cette qualité de présence qui seule permet pour moi de revivre le miracle, presque à volonté, de déposer mes sens ici et maintenant, en confiance.

Il y en a que je fais rire, d'autres que je terrorise, d'autres encore qui me haïssent immédiatement et irrévocablement — et c'est bien naturel. L'antipathie devrait être le premier des Droits de l'homme. Ah oui, il y a aussi DB qui trouve que non seulement j'écris de la merde mais que j'en mange, aussi. Celui-là mérite un opuscule à lui tout seul. Ça viendra. Décibel, ça s'appellera.

Je ne sais pas si je fais bien de commencer un jeûne sec alors qu'il fait chaud comme jamais. La nuit dernière a été assez difficile. Plus de 32 ou 33° dans la chambre, sans un souffle d'air. Je n'avais pas été suffisamment prudent, avec les volets, dans la journée. Mais j'ai assez attendu l'été, le vrai, pour ne pas me plaindre. On ira jusqu'au bout de la soif !

L'histoire de la jeune boxeuse italienne qui a déclaré forfait après avoir pris deux ou trois gnons (46 secondes) de la part de son adversaire algérienne (ou algérien, tout est là) est merveilleuse et exemplaire. Je crois qu'on tient là l'image, la révélation, le « pot-au-rose » de ce que le féminisme a produit depuis toutes ces années : sa vérité. On arrive enfin au terme de cette immense blague à laquelle tout le monde feint de croire dur comme mère. En effet, si l'on pousse la logique des féministes jusqu'au bout, c'est bien à cela qu'on aboutit, très logiquement. On ne peut pas y échapper. Les féministes ne sont depuis vingt ans au moins que les agents plus ou moins conscients de ceux qui veulent abolir les sexes (et le sexe), comme on a aboli les races, les âges, les classes sociales, et toutes les autres frontières (pour les nations, c'est en cours, mais ça va vite). Mais très bien, Mesdames, très bien, vous voulez qu'on soit pareils, absolument pareils, alors prenez des gnons de la part des hommes, et sans moufter, s'il vous plaît. Elles ne veulent que les bons côtés de l'égalité, exactement de la même manière que les immigrés d'aujourd'hui ne veulent que les « bons côtés » du pays dans lequel ils s'installent. Cela dit, l'Italienne, là, je suis presque certain qu'elle avait préparé son coup assez malhonnêtement, parce qu'elle se savait moins forte. Ça lui offre une porte de sortie honorable, et ses larmes étaient assez crocodilesques, à mon avis. Mais peu importe. J'aurais fait pareil à sa place. On est de toute manière dans la Farce la plus farcesque, et sans se forcer. Macron adore ça, évidemment. Il est toujours aux premières loges, dès qu'il s'agit d'indistinction, de louchitude, il arrive la truffe en l'air comme un chien qu'on emmène à la chasse et qui pisse partout de plaisir. 

jeudi 1 août 2024

Les Nouveaux Beaufs

 

Les abrutis en croûte dont les gueules démontrent biologiquement qu'ils n'ont jamais entretenu de rapports autres qu'administratifs ou comptables découvrent le mot « pisse-froid » ; ça les tient debout durant quelques heures, de se croire transgressifs et modernes, alors qu'ils ne font que se badigeonner la panse d'une pathétique tranquillité de vieux bourgeois séniles avant l'heure. La mollesse de leur âme qui sent le vin de messe et la viande en poudre les incite à se répandre en pitoyables ricanements, tout simplement parce qu'ils n'ont pas de regard, pas d'oreilles pour entendre, pas de goût pour goûter, et surtout pas le plus petit commencement du saint Dégoût qui sauve. Même Josette de Saint-Deubé-la-Garde a plus de courage et de clairvoyance que ces affalés fidèles-au-poste qui tètent comme des gorets déshydratés la propagande répugnante qui inonde les écrans. Contents. Ça va. Ça roule. Liquéfiés de plaisir. On ne critique pas le Plaisir ! Elle est bonne, hein ! Contents, trop contents, super-contents, ils ne supportent pas qu'on pouffe de rire devant leurs idoles momifiées et cupides tenues à bout de moignons par des esclaves appointés et sans imagination. Ça les défrise, la critique et le sarcasme, ils réclament plus d'eau bénite à tous les repas, même si elle pue la merde. Veulent acquiescer en paix et sur-bénir la pitance breneuse qu'on leur balance dans la tronche. Ils veulent en être, dans leurs cages Q-air-codées, du futur-en-marche et en technicolor qui braille sa laideur et sa bêtise à s'en décrocher les dents de sagesse sous les encouragements des pauvres milliardaires « à l'international ». Ils se battent les cuisses en cadence, ils voient-pas-le-problème (ils ne le voyaient déjà pas en 2020, ni avant), ils sont lancés sur l'autoroute savonnée de la reptation morveuse, ça les grise de ouf. Même une pute bien putain a plus de loyauté et d'honneur et de morale que ces ardents troufions déjà rassis à trente ans qui restent bien tranquilles sur leur cul qu'ils imaginent moulé sur le trône d'un siècle miroitant de vomi et de vertu. 

Tous ces casseurs-de-code par procuration enfilent tous les codes qui se présentent par les deux bouts sans prendre le temps de respirer, il n'y a qu'à les entendre parler, on en est essoufflé pour eux. Ceux que vous prenez pour des blasphémateurs (tu parles ! Pour blasphémer, il faut du talent et de la culture) ne sont que des curés défroqués et refroqués, de tout petits fanatiques nerveux et planqués qui ne connaissent qu'un mode de dégueulis ratatiné et trouillard, toujours le même ; ils choisissent leurs cibles avec soin : celles qui sont déjà mortes (religions, reines, grandeur) ou qui croient devoir se laisser flageller sans réagir. Ces nouveaux curés bouffent du Conformisme jusqu'à s'en faire péter le bidon, ils s'en tatouent les fesses et la plante des pieds, il leur en sort par les trous de nez et les oreilles tellement ils en sont pleins. Voyez leur face tuméfiée de conformisme. Ils mangent du conformisme, ils dorment dans le conformisme, ils copulent entre conformistes, il s'habillent chez Conformisme. Ils votent Conformiste Ier, en toute occasion. Mais attention ! Ne vous avisez pas de railler leur religion à eux, leurs dogmes, leurs articles de foi. Là ils deviennent mauvais, et savent trouver des appuis dans toutes les pègres du jour pour vous faire taire définitivement et par tous les moyens.

C'est bien normal, qu'ils se réjouissent de ce que le catholicisme soit moqué et caricaturé, ces attardés gazeux, puisque c'est le seul totem qui serait en mesure de faire pièce à l'horreur qui vient, qui est déjà là, si tant est que les cathos ne soient pas déjà tous passés avec armes et bagages à l'ennemi qui les piétine sans qu'ils osent se plaindre — car ils se croient chrétiens. « Le triomphe du Diable tient surtout à ce que ceux qui le connaissaient bien ne sont plus là. » On manque cruellement de ceux qui ont connu autre chose que cette époque malade de vertu et de bonté hystériques et morbides. 

Le joli Thomas s'en est donné à cœur joie, et en a profité au passage pour se refaire le compte en banque : si ça se trouve il peut tenir jusqu'à l'Apocalypse, avec ça, tranquille, Frérot, la vraie apocalypse, sans obèses ni plumes synthétiques, celle qui révélera peut-être enfin aux légumes en pâmoison qu'ils ont le cerveau rempli de merde. Le consensus des amibes bat son plein et remplit les poches de ceux qui auront su enfourcher le maudit canasson à temps. 

Il faudrait écrire l'histoire des Nouveaux Beaufs, mille fois plus malfaisants que leurs aînés, car ils n'ont plus personne pour les tourner en dérision. Les Nouveaux Beaufs sont au pouvoir, les Nouveaux Beaufs sont dans la rue, les Nouveaux Beaufs sont à l'Assemblée nationale, les Nouveaux Beaufs nous soignent. Et ils ont de la camelote dans leurs placards, vous pouvez me croire. Tout ce qu'ils avaient accumulé depuis vingt ou trente ans : ça déborde, et ils veulent nous en faire profiter, ces putrides apatrides. Terreur, guillotine, communisme, nazisme, goulag, laogai, Pol Pot, Robespierre, Mao, Hitler, Staline, ils se sont recyclés, c'est tout. Personne ne voit l'histoire dans sa continuité noire. C'est pas sympa de regarder sous les draps. Ça effraie les endormis célestes qui applaudissent à l'érection des plugs anaux et brûlent ou laissent brûler les cathédrales. Ils voient pas le rapport. Ils vous accusent d'exagérer. Eux, ils font la sieste entre deux cérémonies, entre deux événements sportifs, entre deux marche-des-fiertés ; c'est du boulot, tout ça. 

Je pense à mon vieux copain Gérard, clarinettiste à l'orchestre de la Garde Républicaine. Comme il doit souffrir, le pauvre, s'il est encore en vie, d'écouter l'ignoble chef qu'ils ont aujourd'hui ! « Pour nous, il n'y a pas de sous-culture. Et pour une institution comme la Garde républicaine, c'est important de montrer qu'elle n'est pas figée mais évolue avec son époque et est ouverte sur tous les genres musicaux. » Ce fumier ne perd pas de temps. Ils sont partout, ces ordures, à tous les postes, dans toutes les institutions qui étaient censées nous protéger, nous représenter ou nous laisser vivoter en marge de l'Horreur. Où qu'on se tourne on respire ce fumet âcre et méphitique, toutes les issues sont bouchées, Madame la marquise. Même la Momie canadienne en chef est venue de son Texas grotesque pour toucher sa paie et pousser une dernière gueulante à la proue de son vertige. Mais qu'ils se noient tous dans la Seine, qu'ils attrapent des furoncles et des maladies très-orphelines, que le fleuve immémorial nous débarrasse de toute cette racaille sinistre ! Vive les Renégats ! Vive les nouveaux pisse-froid ! Marie-Antoinette avec nous ! 

Un certain Patrick Robin, sur Facebook, écrit ceci, auquel je ne touche pas, même de l'orteil, tellement c'est beau : « vous etes peut etre juste hors jeu chère madame et un peu déconnecté, il y a 60 ans les vieille personnes trouvaient les Beatles sans talent et ridicules, plus récemment les memes réactionnaires conservateurs hurlaient au scandale pour la pyramide du Louvre et les exemples seraient nombreux... » Ce pauvre type est précieux sans le savoir. Il dit à peu près tout, en très peu de mots, avec la graphie et l'orthographe qui conviennent. Les Beatles sont des saints : ils ont en leur temps montré la voie. Sur ce modèle s'est édifié depuis lors un monde absolument dégueulasse dont nous voyons aujourd'hui l'apothéose. Il n'y a rien de surprenant, donc, à les voir cités à comparaître ici, ils sont la caution morale et monétaire du Désastre qui est en train de révéler ses fins dernières.

P.S En écrivant ce texte, j'apprends qu'Annie Le Brun est morte aujourd'hui. Ça ne m'étonne pas. Supporter ça vous crèverait un bœuf. Ils ont aussi ça à leur actif, ces salauds : beaucoup d'entre nous ne survivront plus très longtemps à ces cérémonies de l'Horreur et du Déshonneur, à ces mariages grandioses de la caste et du tapin.