Je me félicite de n'avoir rien vu. Ni le pandémonium d'ouverture, ni les épreuves sportives, ni la bamboula conclusive. À peine si j'ai survolé quelques articles et gloses, presque toutes stupides et sans objet, si j'ai entraperçu quelques images qui me tombaient sous les yeux en ouvrant une page sur un réseau social, si j'ai parcouru en diagonales quelques commentaires déposés ça et là, inutiles, redondants et plats. L'épouvantable quinzaine aura eu lieu sans moi. Ouf !
Il y a une dizaine d'années, j'avais dessiné une Quinzaine commerciale obligatoire. C'est à peu de choses près ce qui nous est arrivé sur tout le territoire — qu'il soit géographique, politique, médiatique, numérique ou planétaire, c'est-à-dire touristique. Le touristanthrope (comme dit Muray) a vaincu, c'est lui le Patron, il est bien normal qu'on le célèbre avec fastes et décibels. La France montre l'exemple mais elle n'a rien inventé, sauf peut-être la Terreur et les reines décapitées dans la bonne humeur festive.
Par un extraordinaire concours de circonstances, l'entrée du 12 aout 1996 d'Ultima Necat VI, le dernier tome du journal intime de Philippe Muray, s'ouvre sur ces deux phrases : « Depuis le début des temps, tout ce qui était possible dans l'ordre des choses vivables et normales a été essayé. Maintenant commence l'âge des choses folles, monstrueuses, difformes, atroces et non critiquables. » L'âge des choses folles, monstrueuses, difformes, atroces, il semble bien que ces jeux en aient été l'Occasion non-critiquable. L'occasion de les affirmer solennellement comme Norme, comme Canon, comme Principe, même si elles étaient déjà depuis longtemps en vigueur. Muray ajoute : « Pour que cette anormalité reste impensée, un mot d'ordre a été imposé, qui constitue le fond même du credo contemporain (et la condition de possibilité de sa perpétuation) : la normalité est une notion éminemment subjective. » Je n'ai pas la fibre collectionneuse, ni surtout la patience qu'elle requiert, mais j'espère que d'autres se chargeront de récolter et de conserver pieusement les milliers de déclarations d'amour vibrantes que ces jeux auront suscitées, qu'ils sauront mettre en exergue comme il se doit le lyrisme ravagé et les extases des Enthousiastes de tout poil qui se sont éclatés comme jamais durant cette quinzaine. Du temps qu'il y avait un pays et du péché, on composait des Te Deum ; maintenant qu'il n'y a plus rien de tout ça, on met en action de gigantesques Clystères en son-et-lumière qui récitent en bravitude le mantra sacré du Citoyen touristanthrope : la normalité est une notion éminemment subjective. Cette assertion mantrique était le sous-titre implicite de tout ce déferlement de Positivité poisseuse.
Les très nombreux commentaires du genre « les cérémonies d’ouverture et de clôture des JO ainsi que de la plupart des cérémonies liées à des “grands” événements sont clairement destinées à diffuser des messages de propagande dans l’inconscient collectif » qu'on trouve un peu partout sur la Toile me semblent comiques. Comme s'il était besoin de diffuser des messages de propagande dans l’inconscient collectif, alors que celui-là est déjà acquis et plus qu'acquis à la Cause et trouve même que ce n'est pas encore suffisant, qu'on pourrait aller bien plus vite bien plus loin bien plus fort. Les critiques ? Parlons-en, de ces critiques ! Toutes elles ont porté sur la forme, le message, l'esthétique, le goût, la scénographie, les références politiques et historiques, les nouvelles normes sexuelles, le choix des artistes, et pas une seule n'a remis en cause la chose elle-même. La propagande ? Mais elle est complètement inutile, la propagande ! En réalité, quand les critiques portent sur « la propagande », elles voudraient que la propagande propage d'autres messages, d'autres valeurs, d'autres modèles, mais le fond n'est jamais discuté puisqu'il est indiscutable et impensé : personne ne le voit plus puisqu'il occupe toute la scène et la salle et les coulisses et les avenues qui mènent au Divertissement. On a perdu jusqu'à la mémoire d'un passé différent, d'une réalité qui n'aurait pas épousé parfaitement les contours de la seule qui soit envisagée, autorisée, imaginable, et qui s'étale sous nos yeux comblés ou terrifiés avec la morgue tranquille de celle qui est sans rivale. Les JO ? Qui aurait aimé ne pas en entendre parler ? Le Sport est avec la Science l'une des divinités les plus influentes et les plus populaires, les plus indiscutables. Les sportifs sont milliardaires, enfin, quelques uns du moins, et le gestionnaire-banquier et Grand-liquidateur Macron a tenu à montrer en quelle estime il les tenait. C'est bien le moins.
On parle de certaines critiques qui auraient été virulentes ? Je vais répondre par une image, une seule. Cette image, c'est le pianiste Alexandre Kantorov, assis devant un piano détrempé, sous la pluie. Elle ne vous a pas foudroyé, cette image ? Elle est pourtant limpide et suffisante ! Qu'est-ce qu'elle en dit, de cette image, la fachosphère (ou la cathosphère, ou la complotosphère) ? Elle n'en dit rien parce qu'elle ne la voit tout simplement pas. Ils ont l'impression d'avoir tout dit en parlant de wokisme. Le wokisme, qui n'est que le rejeton piqué aux hormones de la Political Correctness des années 90, est le mot qui cache le goret, et le Goret qui se prélasse dans nos chambres à coucher et nos salles des marchés, c'est la Variété ; Variété, l'ennemi jurée du Divers et des Arts, Variété, la vraie patronne, intransigeante mais bonnasse, l'épouse épanouie et toujours grosse du dieu Boucan, ayant accouché pour l'heure de Céline Dion, la grande Éjaculatrice mondialo-yankee, et aussi de l'Obèse en majesté qui a trucidé son Tristan sur l'autel de la Graisse progressiste en expansion infinie. Pauvre Kantorov mouillé jusqu'au cou… À sa place, je me serais suicidé, après un tel affront. Non, lui, il s'est trouvé très bien dans son rôle de Hollande-pianiste détrempé, de cocu à qui on jette un seau d'eau pour le remercier de s'être ridiculisé, de Laurel ou Hardy privé de sa moitié qui préfère sourire plutôt que d'avouer son humiliation. Tous ils choisissent d'avancer avec le troupeau car ils savent que la sanction peut tomber très vite sur ceux qui n'adorent pas sans réserves l'Idole consacrée. Mais un Kantorov ne se force même pas, il est convaincu avant même que la Mafia mette la main sur lui et l'arrose copieusement de larmes de joie.
À l'heure de la Quinzaine — la grande braderie “de Paris” —, on a bientôt fini de détruire la France (“This is the End”), ou plutôt le Français, ce qui est une belle manière de montrer que Paris n'en a plus rien à faire, du pays, à l'instar d'un Macron. L'atroce Hidalgo nous l'a assez prouvé depuis dix ans. Les villes, et les grandes villes en particulier, ont fait sécession d'avec les nations qui les abritent. Elles regardent désormais le pays qui les a fondées comme le coucou inspecte le nid dans lequel il s'installe : en pensant déjà à tout ce qu'il va falloir transformer, jeter, remplacer, améliorer. Elles ne sont plus que les vitrines muséifiées et uniformisées confectionnées pour l'Apatride conforme-aux-Standards qui veut se sentir partout chez lui. Paris n'existe plus depuis trente ans, quarante, peut-être, mais les nouveaux venus ne peuvent pas s'en apercevoir puisqu'ils n'ont jamais connu que des ersatz de villes, des villes vidées de leurs habitants historiques, des villes éviscérées et sans mémoire, des villes livrées au tourisme et au Remplacement, de ces villes dans lesquelles les femmes doivent réfléchir à dix fois avant de sortir dans la rue, des villes où la sauvagerie côtoie la Fête et l'Animation de tous pour tous, entre deux espaces végétalisés et trois trottinettes. Entre le couteau et le rire connivent, entre le viol et la Flash Mob, entre la blague obligatoire et le massacre, entre le sourire artificiel et les larmes ravalées.
Dans les années 70, Georges Marchais parlait du « bilan globalement positif » du parti communiste soviétique. De nos jours, de sombres crétins tartinés de Bien jusqu'aux clavicules nous expliquent qu'il y avait tout de même « des choses à sauver », dans la Grande Quinzaine planétaire qui vient de s'achever après nous avoir achevés.