dimanche 18 août 2024

Insomnie 4 (point d'orgue)

 

Lors de la première (ou la deuxième ?) insomnie de la nuit dernière, consécutive comme presque toutes les insomnies récentes à une vidange de vessie impérieuse, j'ai ressenti quelque chose d'assez extraordinaire pour le noter ce matin dans ce journal. Au lieu de vouloir fuir le moment qui me tenait éveillé, d'essayer de retourner à tout prix dans le sommeil, j'ai au contraire accentué le moment. Accentuer le moment, je ne sais pas exactement ce que cela peut signifier. Disons que j'ai mis un point d'orgue sur cet instant, que je m'y suis installé tout entier, sans lui laisser le moindre espace. Je l'ai empli complètement de moi, comme si ce moi était liquide et pouvait prendre toutes les formes, au gré des circonstances. Puisque je ne pouvais fuir l'insomnie, je l'ai épousée sans son consentement. Et j'ai eu la surprise de voir que sa physionomie changeait du tout au tout. De maussade et même mauvaise, elle était devenue accueillante, voire séduisante. Non seulement elle n'engendrait pas du tout cette terrible angoisse métaphysique qui me terrorise habituellement, mais au contraire elle composait avec le moment présent une figure douce et bienfaisante, elle le rendait souverain, indépassable. Je crois que c'est tout simplement moi qui ai rempli l'instant de ma présence d'une manière si complète qu'il ne lui restait qu'à me laisser jouir de cette immobilité parfaite et bienheureuse. J'étais enchanté. Ni l'avant ni l'après n'avaient plus de sens. J'ai joui du silence comme jamais.

Autant être plein de soi en présence d'autrui me paraît détestable, autant l'être dans la solitude est une épiphanie. En tout cas, ce fut pour moi une initiation. Une voie que je croyais jusqu'alors impraticable ou malheureuse s'ouvrait à moi, mais c'était une voie qui ne mène nulle part, et c'est bien en cela que consiste la révélation. L'insomnie est peut-être le cul-de-sac de celui qui veut absolument aller quelque part, qui force le passage, comme l'amant qui veut provoquer la jouissance de sa maîtresse se heurte généralement à un barrage invincible. L'insomnie est féminine. On ne la vainc qu'en la laissant nous dominer. Le point d'orgue est le secret des femmes. Elles accentuent le moment, parfois jusqu'au délire. Elles organisent le temps autour d'un trou. La plupart du temps, c'est insupportable, mais lorsqu'on parvient à s'abandonner à ce non-rythme, ce qu'on découvre est prodigieux. C'est un anti-drame.