Certains me reprochent de passer trop de temps sur les réseaux sociaux et de m'énerver pour rien.
Je suis toujours étonné qu'on ne comprenne pas que les réseaux sociaux sont le seul endroit où il est possible de prendre le pouls du monde, de prendre connaissance de sa langue et de son idéologie, de ses structures narratives, de ses ruses et détours, de ses manies, de son odeur de cadavre, quand, comme moi, on vit parfaitement reclus, et qu'on ne lit pas plus la presse qu'on ne regarde la télévision.
C'est ici qu'elles font salon, les nouvelles précieuses ridicules (ah, les fabuleux statuts de la Bienheureuse !), pour ne parler que d'elles, mais surtout, c'est ici qu'on comprend dans quel mondimmonde nous sommes plongés, quels en sont les lignes de force et les discours, et comment le récit de la surmodernité post-nationale et post-sexuelle s'édifie et se parle, dans la caisse de résonance numérique de Facebook ou Twitter. Seules vitrines que je lèche.
Philippe Muray passait énormément de temps à éplucher la Presse quotidienne ou hebdomadaire, les revues et les magazines, et c'est de là qu'il tirait l'essentiel de son inspiration. Je n'ai évidemment pas la prétention de l'imiter, ni dans la forme ni sur le fond, mais il me semble impossible d'ignorer totalement le monde, ce monde qui nous martyrise, nous fait rire à gorge déployée, nous terrorise, nous semble grotesque et absurde, mais dans lequel nous sommes irrémédiablement plongés, qu'on le veuille ou non, et qu'il faut bien décrire, au moins un peu, en passant, si l'on veut faire autre chose que de la poésie-poétique ou de la littérature-contemporaine, c'est-à-dire rien.
Chaque jour, je lis avec mille yeux qui me sortent de la tête des “statuts” Facebook, accompagnés de leurs divins “commentaires” (et c'est d'ailleurs souvent là, dans les commentaires, qu'on trouve le nectar, un nectar qui en rajoute encore dans l'absurde, et le contresens, très souvent, et le contresens du contresens, etc.) qui me semblent extrêmement précieux, dans leur vertigineuse épaisseur bathmologique. C'est un mille-feuilles d'une richesse prodigieuse qui, quand on prend le temps de le parcourir un peu chaque jour, parle mieux et plus exactement que n'importe quel discours de spécialiste, qu'il soit sociologue, linguiste, psychologue, philosophe, démographe, ethnologue, ou plombier-zingueur. Et tout cela est gratuit !
Je ne m'énerve pas pour rien. Ce rien, excusez du peu, c'est précisément ce qui nous tue depuis vingt ans, ce qui nous asphyxie, ce qui nous ligote au radiateur, ce qui nous plonge tête la première et mains dans le dos dans la baignoire, ce qui fait que tout ce qu'on trouvait beau dans le monde nous paraît hideux, débile ou révoltant. Je veux bien regarder ailleurs, je ne demande pas mieux, mais l'ailleurs n'existe plus, figurez-vous, l'Autre a pris ses cliques et ses claques et s'est installé à Pétaouchnok sans prévenir, le Divers a tellement décru qu'il faut aller le chercher dans la voie lactée ou dans les poubelles de l'Histoire. Muray écrit dans son journal intime : « Maintenant, en ouvrant les journaux, chaque matin, j'ai honte d'être encore vivant parmi eux. » J'aimerais bien, moi, m'arrêter, et ne rien entendre ni voir, mais le courant est violent, et je ne vois personne, je dis bien personne, autour de moi, qui sache s'en abstraire. Alors si l'on est pris par ce fleuve impérieux de merdasse, autant en profiter pour en parler un peu, pour en sélectionner quelques ravissants débris, au lieu de le subir silencieusement comme un esclave respectueux.
J'ai essayé de regarder une « entrepreneuse », hier, à l'émission de Guillaume Pley, ce caniche ultra-branché qui colle à son époque comme la merde de chien dans laquelle on a marché à notre semelle. Une merdeuse très prétentieuse assez jolie à la narine gauche étrangement dilatée, insupportable de contentement et d'aisance brailleuse, avec une voix à se flinguer, tellement nasillarde qu'on ne comprend qu'un mot sur quatre, et qui parle à toute vitesse, bien sûr, puisqu'évidemment elle SAIT qu'elle est extrêmement intelligente. Elle « lève » des millards, comme elle dit dans son sabir au silicium. Ah la belle tête-à-claques que voilà ! Un magnifique spécimen très sophistiqué des hannetons qu'on aimerait coller dans un tableau d'art contemporain ou ligoter dans une installation dérangeante. Le monde des startups, voilà encore un beau marécage à peindre, une belle décharge à fiel-ouvert qu'il serait urgent de radiographier ou de passer à l'acide. Le seul moment intéressant, c'est lorsqu'elle a expliqué qu'elle avait de l'eczéma sur tout le corps. Ya quand-même un bon dieu.
Ceux qui nous font le reproche de passer trop de temps sur Facebook sont simplement des gens qui ne voient pas. Quand on ne voit pas, on a toujours l'impression que ceux qui regardent perdent leur temps. Si je suis capable de passer trois fois quatre heures à lire la partition d'un mouvement d'une symphonie de Mahler qui ne dure que quinze minutes, je sais bien que ça ne dira strictement rien à la plupart des gens qui trouveront que c'est du temps perdu. Alors qu'il est si simple d'écouter… Oui, mais quand vous “écoutez”, vous n'entendez à peu près rien. On peut baigner dans le monde et ne rien voir du tout. Regarder, ça s'apprend, comme écouter. On sait bien que la plupart des gens ont besoin qu'on leur tienne la main et qu'on leur dise quoi voir, quoi entendre et quoi aimer. Ce sont des passants. Ils passent. Ils sont déjà passés. Ils sont dans le flux. Tiens, ce serait un bon titre de roman, ça, « Sortir du flux ». Qu'est-ce que tu fais, ce soir ? Je sors du flux. Et toi ? Moi je sors du flouze.
Un type sur Facebook me balance très sérieusement : « Il faut revenir ds la réalité, le monde avance ». Dire que nous partageons le monde avec des cons pareils… Le monde avance vers quoi, Ducon ? Ton monde, tu peux y aller autant que tu veux, mais fous-moi la paix, laisse-moi faire du surplace ! Tout plutôt que d'avancer avec tes semblables ! Je me visse le cul par terre et je bouge plus. Allez-y, avancez, avancez autant que vous voulez, allez tous vous faire enculer dans le Futur et dans votre satanée Réalité qui avance. L'Immobilité est mon havre. IM-MO-BILE !