dimanche 19 mai 2024

Radotages

        Le pire, dans les réseaux sociaux, c'est l'effet de radotage. C'est en tout cas ce qui moi me donne souvent envie de fuir très loin de ce gros tambour médiatique qui ne sait jouer que fortissimo et martellato. Le week-end dernier, “pont de l'Ascension”, fut particulièrement éprouvant pour les nerfs, de ce point de vue. L'Eurovision, cette cérémonie consacrée à “la chanson” (plutôt à ce qu'on appelait jadis “la variété”) dont absolument personne autour de moi, dans mes jeunes années, ne se fût soucié, et dont il m'aura fallu attendre plus de soixante ans pour que des échos me parviennent, occupa tout l'espace ou presque sur Facebook, qui reste mon lieu privilégié d'observation sociale, moi qui ne sors jamais de chez moi. On le sait, il y a des sujets qui déchaînent les passions telles qu'elles s'expriment sur les écrans du néo-monde. La flamme olympique et son transport, les diverses offensives “trans” conjuguées avec le nouvel-antisémitisme et une exacerbation hystérique du mauvais goût, et l'Eurovision, ont occupé sans partage le terrain des “statuts et commentaires Facebook” du matin au soir durant plusieurs jours. Une fois par mois environ, ces radotages cumulatifs se propagent comme une tumeur furieuse et s'imposent avec la force d'un cyclone très-petit-bourgeois. On a beau se boucher les yeux et les oreilles, ça entre par toutes les fissures des palissades mentales qu'on dispose entre le monde et soi. 

Je ne parviens pas à comprendre comment on peut se livrer corps et âme à ces pratiques rituelles qui relèvent pour moi de la maladie mentale. Radotages est encore un mot bien gentil, bien édulcoré, pour désigner la chose, mais il a tout de même l'avantage de laisser entendre la sénilité profonde qui prend les internautes dans ces moments-là sans qu'ils en aient conscience ; sénilité qui n'est pas du tout contradictoire avec un infantilisme virulent. Nos contemporains ont déserté massivement la partie adulte de la vie pour se réfugier à ses deux extrêmes, là où l'humain est normalement faible et sans défense. Je lis des statuts incroyables, d'une ineptie invraisemblable, qui ont la prétention de nous délivrer une vision du monde, alors qu'ils ne font que répéter ce que tout le monde peut entendre dès qu'il se hasarde à consulter un écran. Variations du Même. Langue des pauvres. Braillements débraillés et informes. 

Tout cela ressortit clairement pour moi à la sortie de la libido dont parlait Muray en 2000. Un monde dans lequel la sexualité a disparu ou n'a plus qu'une vague fonction de fétiche a besoin d'exutoires, de rituels expiatoires qui apaisent un peu le vide des entrailles. Je ne sais pas exactement à quelle date sont apparus les “réseaux sociaux” mais il ne m'étonnerait pas que leur naissance coïncide avec ce texte qui nous annonçait l'ère du post-coïtum triste. 

Écoutant Spring (Extras, Echo, From Before, Love Song, Tee), le disque que le génial Tony Williams enregistra en 1965 avec Wayne Shorter, Sam Rivers, Herbie Hancock et Gary Peacock, je comprends que ce qui me plaisait tant dans cette musique (le free jazz, ou ses prémisses, ou ses alentours), c'est précisément l'absence de radotage, ou son impossibilité. Nous étions lavés de toute la glu mélodique et harmonique qui s'était incrustée dans toutes les musiques populaires du dernier quart du XXe siècle, de tout un romantisme et une sentimentalité à bout de souffle, vidés de leur sens, vulgarisés, nous pouvions respirer librement et joyeusement au sein d'un lyrisme neuf. Je crois que le free jazz est quelque chose d'absolument impensable (et très impensé, d'ailleurs !) aujourd'hui, et c'est pourquoi il m'est si précieux, bien au-delà de ses réalisations souvent imparfaites ou parfois naïves. Il fallait le faire, et ce fut fait ! C'est un peu comme la musique dodécaphonique ou le nouveau roman. Les critiques que je lis à leur sujet sont toutes d'une grande bêtise. Elles traitent le problème comme quelque chose de figé, d'arrêté, avec une vision complètement anachronique et surtout avec un terrible manque d'humour, une lourdeur de plomb. 

Le XXe siècle était encore plongé dans la culture, c'est-à-dire dans le passé, un passé qui était encore vivant, même s'il commençait déjà à s'éloigner de nous. Nous n'avions pas encore largué les amarres, et le free jazz espérait trouver une corde sensible neuve en sortant de la route antique que le rythme et l'harmonie avaient creusée en nous depuis des siècles. Il y eut quelques rencontres avec la musique contemporaine de ces années-là, mais ces rencontres furent conflictuelles, et il fallut bien des années pour que leurs chemins paraissent converger. Ce n'est peut-être pas ce qui est arrivé de mieux au free jazz, mais nous avancions les yeux bandés et les tripes à l'air.

Maintenant que je suis à l'âge où l'on radote, j'essaie de faire de ce radotage quelque chose qui ait à voir avec la littérature. Il faut bien faire contre mauvaise fortune bon cœur et jouer avec le jeu dont on dispose. C'est pour cette raison que le radotage des réseaux sociaux m'est si insupportable. C'est un doublon vulgaire qui vient perturber le radotage intime dont je tente de suivre la trace. 

La seule chose dont nous désirons nous nourrir, à la fin du parcours, c'est l'enfance, c'est le génie de l'enfance, et les échos du monde médiatique et social sont des bruits terriblement vieux, qui sentent le cadavre, et qui semblent vouloir nous faire vieillir avant terme. Je constate que tout le monde exige de nous que nous nous intéressions à « ce qui se passe », à « l'actu », aux « grandes questions » qui agitent nuit et jour le peuple numérique. Il faut beaucoup de discipline pour jeûner, mais c'est bien la seule manière de survivre à l'étouffement. J'essaie de convaincre mes amis de la puissance extraordinaire du jeûne, mais bien peu me prennent au sérieux. Ils pensent qu'il s'agit d'une pratique à la mode, une lubie qui me passera quand j'en serai lassé. Rien n'est plus faux. 

Bouffer toute la journée, remplir ses journées et sa panse de nourriture ou d'information, c'est se suicider sans comprendre ce qu'on fait, c'est se suicider sans l'avoir décidé. Ils sont drogués de bruit et de sucre bien plus que d'alcool ou de champignons hallucinogènes. Le LSD, c'était tout de même autre chose ! L'“info”, l'“actu”, ça bousille l'esprit, ça le ronge comme l'acide ronge la peau, ça les défigure : leur visage prend une physionomie indistincte, brouillée et rébarbative, qui les fait ressembler à des journalistes et à des représentants de commerce. L'influençage est devenu la pathologie la plus commune et la plus vulgaire. Chacun veut influencer l'autre, les autres, et donc il parle fort et longtemps, il insiste, il radote pour la bonne cause, car il n'y a que des bonnes causes. Il faudrait s'intéresser aux cannasses qui « montent les marches », oui, je sais, on pourrait avoir des choses à en dire, éventuellement, et du Hamas aussi. Il faudrait mais non. Il ne faut pas. Ils sont tous « sur le coup ». Chacun pense avoir des choses essentielles à nous expliquer, chacun veut que nous comprenions ce que nous voyons, chacun voudrait que nous soyons lucides. Mais ils le sont pour mille, bon dieu ! Et ils parlent tellement fort, textes, images et vidéos à l'appui. Tous ces tunnels se croisent sous l'amer comme dans une gare de triage mondiale. Chaque discours s'ajoute à son voisin, le porte à nos pauvres tympans qui n'en peuvent mais, le multiplie et tente de s'imposer, ça joue des coudes comme lorsque des consommateurs hystériques se ruent sur les portes d'un magasin le premier jour des soldes, ils se montent tous dessus sans vergogne, quelle atroce partouze sans cul. C'est pas beau à voir, mais surtout, tous les discours s'annulent dans ce gigantesque pandémonium qui rend fou. Les cannasses c'est la canaille en plus mal habillé. Un jour elles pisseront du champagne. 

Alors ? Alors écoutons le saxophone de Wayne Shorter ou celui de Sam Rivers, par exemple, essayons de le suivre, de le précéder, d'entendre la trace qu'il laisse en nous, qui réveille nos vieux et jeunes fantômes, qui réactive des nerfs oubliés, une autre respiration, une liberté depuis trop longtemps enfouie sous des pages et des pages, sous des milliers de phrases vaines, écoutons Ornette Coleman dans Lonely Woman, John Coltrane dans My Favorite Things, Eric Dolphy dans Out To Lunch, Cecil Taylor et Archie Shepp dans Lazy Afternoon, soyons asociaux, arrêtons de participer, il y a urgence, je vous jure ! Retrouvons une sexualité vivante et privée, débranchée, éternelle, qui rit et se contrefout des MeTooïstes, nous sommes bien dans nos draps froissés, nous avons l'éternité devant nous, ils sont déjà morts, ils ne giclent que sur commande, laissez-les brailler devant leurs murs lamentables. Tant pis pour eux. 

Ils veulent avoir raison ? Ils ont raison ? Parfait ! Au moins pendant ce temps-là ils nous foutent la paix car nous avons tort, nous, jusque dans les arrières-boutiques du rêve. La Pentecôte et ses langues de feu sont venues dans la nuit nous lécher les syllabes. Et ça chatouille !

Faites-moi penser à écrire quelque chose sur le free-jazz.