samedi 14 octobre 2023

Gros tambour

 

Depuis une semaine, je me tais, pour tenter de faire pièce au bruit ambiant. Le chaudron à paroles n'a pas besoin de moi. Ils savent tous ce qu'il convient de penser, et, surtout, tiennent très fort à le faire savoir, urbi et orbi. Le fameux « ça ne se discute pas » est en majesté, qui paraît bien trop neuf, et la prise de position voit son action monter en flèche ; elle va faire sauter la banque. Partout il n'est question que de « nettoyage de listes ». Ils ont sorti leur brosse à poil dur et leur détergent et ils frottent jusqu'à l'os, de toute leur assurance pavoisée. On m'envoie des dénonciations, des noms à bannir, on m'encourage à des gestes hygiéniques ou salvateurs, on se prémunit collectivement, on se signe à la ronde, et plutôt deux fois qu'une. On me parle de « silence honteux » quand c'est le vacarme qui nous brise les tympans. Le Gros Tambour vertueux bat son plein et la passion de se trouver admirable connaît un spectaculaire regain, comme il est désormais de mise dans notre société, à intervalles réguliers. Il n'est pas impossible que la honte très intériorisée des trois années passées y soit pour quelque chose. L'occident semble trouver là une précieuse occasion de se sentir à nouveau justifié : la posture rachète l'imposture à bas prix. La mobilisation unanime efface les fautes comme un bon bain chaud dissout la crasse de la semaine. Certes, l'ennemi nous facilite beaucoup les choses. On peut dire qu'il aura mis de l'ardeur à se rendre hideux. Cela rend la messe plus brûlante et plus facile à célébrer. C'est gagnant-gagnant, comme aiment dire les cons. La solidarité a toujours un je-ne-sais-quoi de répugnant, quand elle s'exerce à distance vis à vis de gens dont nous ne savons finalement pas grand-chose, car l'impression qui domine est que cette solidarité ne tiendrait pas une seconde dans les conditions réelles qui la rendraient dangereuse ou seulement désagréable. 

Je ne peux pas, à cet égard, ne pas penser à moi, je veux dire à celui que je fus il y a quelques années, quand j'avais à l'égard du « problème israëlo-palestinien » une position aussi claire que tranchée dans laquelle je me trouvais fort bien. Comme c'était confortable, de savoir ce que je devais penser, comme c'était simple, surtout, et rassurant, et comme l'image que je voyais de moi dans le regard de mes interlocuteurs me semblait idéale, conforme à l'idée que je me faisais de moi. J'avais lu vaguement trois livres sur le sujet et ma religion était faite, c'est le cas de le dire. Ça ne souffrait pas la moindre discussion. Tout cela est assez drôle, si l'on veut bien y penser calmement, et si je me remémore ma jeunesse, durant laquelle la « question palestinienne » était connotée positivement, et même, on peut le dire, jouissait d'un prestige indéniable, dans les cercles que je fréquentais. Je dois même avoir encore dans ma bibliothèque un numéro de la Revue d'Études palestiniennes » d'Élias Sanbar, acheté en ces années-là, numéro que bien sûr je n'avais fait que parcourir. Je me souviens pourtant de ce jeune Palestinien, dans ma chambre d'hôtel, au Koweit, un électricien, et qui, étrangement, m'avait demandé si j'étais « favorable à la cause palestinienne ? » Pris au dépourvu (je n'avais à ce moment-là aucune opinion sur une question qui ne m'intéressait pour ainsi dire pas), je crois me rappeler que j'ai pourtant répondu positivement à sa requête, par timidité ou pour lui faire plaisir, je ne sais. Israël et la Palestine, c'était pour moi, en octobre 1976, quasiment une non-question. Il y avait bien eu Septembre noir, à Munich, en 1972, qui nous avait fait parler un peu, après un article de Jean Lacouture dans Le Monde, qui disait je crois qu'il était possible d'« expliquer sans justifier », mais c'était déjà loin, et pas du tout dans mes préoccupations immédiates. J'avais alors ce qu'on appelle une sensibilité de gauche, et pour les sensibilités de gauche, la cause palestinienne était l'une des moins questionnables, certes, mais si je m'interroge honnêtement sur mes intérêts privés, je dois dire que concrètement je n'en avais rien à battre. C'était intellectuellement, que le problème nous semblait sexy et peut-être digne d'étude, mais pour ma part elle en était restée au stade de la velléité. 

Les Arabes (au sens très large), pour le dire très franchement, nous avions essayé de les aimer, à cause de notre positionnement politique et par anti-conformisme familial, mais le moins qu'on puisse dire est que notre jeune bonne volonté n'avait pas donné les fruits escomptés. Nous nous sommes toujours sentis différents d'eux, pour le dire platement. Quant aux Juifs, je crois qu'il en était très peu question, dans ma jeunesse, et, surtout, que nous ne savions pas du tout à quoi ils pouvaient ressembler, ce qui est ennuyeux quand on veut croire à une quelconque étrangèreté. Il y avait bien quelques phrases un peu antisémites sur les bords de mon père ou de quelques amis, qui semblaient leur donner un contour particulier, mais si l'on prend la peine de replacer les choses dans leur contexte, tout cela était assez anodin et sans aucune conséquence réelle. Les Juifs n'existaient que par ouï-dire, comme une sorte de mythe un peu vague, et les Arabes étaient par conséquent les seules figures de l'étranger radical qui nous fussent proposées — je dis étranger radical pour marquer la différence avec les étrangers familiers qu'étaient les Italiens, les Espagnols ou les Portugais, dont nous avions l'habitude. 

J'ai bien conscience de me contredire, moi qui n'ai cessé de proclamer qu'il fallait prendre parti, juger, choisir et discriminer, quitte à se tromper. J'ignore tout ou presque de la raison véritable qui m'a fait réagir ainsi depuis une semaine mais je sens qu'elle est très profonde, cette raison, et qu'elle vient à point. On ne peut s'installer sans risques dans une posture, fût-elle la meilleure et la plus justifiée, la plus raisonnée. Pour le dire autrement, il y a quelque chose dans la raison même qui vient la combattre pour la sauver. Le confort intellectuel ou moral est, à l'instar du confort physique, un poison lent mais puissant dont le caractère morbide peut passer inaperçu jusqu'à ce qu'il soit trop tard pour faire machine arrière. Nietzsche parlait de « fausse alerte permanente » en ce qui concerne l'actualité, et la formule me paraît plus pertinente que jamais. Nous avons très souvent l'impression, devant les nouvelles du monde qui nous parviennent et ce qu'elles provoquent (et ce n'est même plus qu'elles nous parviennent, justement, car nous sommes baignés en permanence dans leur flux à la fois nourricier et sidérant), que nous sommes obligés d'y réagir, et d'y réagir d'une manière que nous ne choisissons pas. Nous sommes toujours placés devant des alternatives : il y a un bouton rouge et un bouton vert, et ces boutons nous paraissent si évidents que nous ne songeons plus que d'autres réponses pourraient exister. C'est la méthode des “coups bloqués” (c'est d'ailleurs le procédé infaillible qu'ont imaginé les présidents de la République français pour se faire élire et réélire, depuis quelques années). On nous donne l'impression d'opérer des choix, alors que nous sommes captifs d'une alternative décidée par d'autres. Il faudrait, à chaque nouvelle nouvelle, avoir le réflexe salvateur de détourner le regard, au moins un temps. 

Bref, depuis une semaine, je n'ai pas tellement envie de brailler avec les autres. Je n'ai pas envie qu'on sache de quel côté penche mon cœur, et je n'ai peut-être même pas envie de le savoir. Je n'ai pas envie de dire ce que je pense si tant est que je pense quelques chose — même à moi, je ne le dis pas, ce que je pense. Disons que je n'ai pas envie de jouer le jeu. Je voudrais arrêter un peu de penser car je sens que ça pense trop à ma place, que ça pense tout seul. Je veux un peu de silence en moi. Je sais que c'est très mal vu mais tant pis. Je ne crois pas que les âmes s'ajoutent aux âmes pour prendre la défense d'autres âmes et je crois que la clameur qui s'étend spontanément recouvre souvent la vérité. Je crois aussi qu'en certaines circonstances le silence peut avoir plus à nous dire que les paroles qui s'agrippent aux paroles. Et puis, il faut être honnête, il y a aussi le dégoût de la parole politique (et de ceux qui la portent) qui monte comme une eau sale par temps d'orage : quand tout le monde la reprend, cette parole, elle montre son sale visage de Gorgone aux ongles noirs ; nous connaissons trop ses rictus et ses phrases bourdonnantes. Tout se met à sonner faux, quand l'Unisson est obligatoire, et le verbe se dévore lui-même car il ne trouve plus son chemin.

« Pour l'Occidental qui est parvenu à se diriger dans son éblouissant chaos, la lecture du Coran est une chose exaltante. Le Livre fulmine de façon magnifique contre les chrétiens, les Juifs, les idolâtres, les polythéistes, les sceptiques, les tièdes et les rieurs, contre tous ceux qui ne se livrent pas tout entiers avec une soumission totale à une foi monolithique. C'est un cri éperdu d'amour de Dieu, de désir de Dieu, de confiance en Dieu. Un cri qui a le son rauque des voix arabes, la dure rigueur des âmes primitives, mais quelle certitude, quelle volonté de sacrifice, quel courage brûlant. Ce n'est pas un Livre de paix mais un guide pour les militants. Les musulmans n'y cherchent pas la paix, mais la certitude, l'inébranlable conviction indispensable à celui qui se bat, la détente délicieuse qu'il y a pour certaines âmes avides d'absolu à s'abandonner sans réserve à un torrent. » En lisant ces quelques lignes de Jean Béraud-Villars (L'islam d'hier et de toujours), j'ai la sensation que le Coran est la seule lecture qui ait encore cours aujourd'hui. Nous avons tous soif de convictions inébranlables, et, plus encore, qu'on nous guide dans notre militance inconsciente, qu'on nous dise quoi faire, quoi aimer et quoi détester à chaque instant de la journée. D'un côté les réseaux sociaux, le monde disponible et instantané, et de l'autre, une Loi impitoyable et intemporelle qui nous guide avec autorité : On pourrait penser que les deux s'opposent et se contredisent, mais il se pourrait bien qu'existe une alliance profonde entre ces deux manières d'envisager la vie. Les publicitaires et les imams sont potes en loucedé, j'en suis convaincu. Ils veulent s'abandonner à un torrent, ils veulent qu'on les suive dans ce torrent, et moi je suis très loin d'être inébranlable : ma loi est une loi incertaine qui épouse les contours du vivant, et ces simplifications me font peur. 

Je crois que je ne me contredis pas suffisamment.