J'aime être surpris par une cadence. Après tout, c'est un peu le rôle d'une cadence, dans un concerto de l'époque classique. Nous connaissons tous par cœur les cadences que la plupart des pianistes jouent, dans les concertos de Mozart et de Beethoven ; nous les connaissons tellement qu'elles font partie intégrante du concerto, et que nous sommes presque déçus de ne pas les voir lorsque nous lisons la partition. Nous avons tous oublié qu'à l'origine, les cadences étaient improvisées, donc qu'elles étaient nécessairement inconnues du public qui assistait au concert. Très rares sont les pianistes d'aujourd'hui qui sont capables d'écrire (je ne dis même pas d'improviser) la cadence du concerto qu'ils interprètent. Aussi ai-je été ravi d'entendre deux cadences inconnues dans le concerto en ré mineur de Mozart que m'a gentiment fait envoyer Elizabeth Sombart, et encore deux autres dans le concerto en ut majeur. On aurait tant aimé entendre Mozart improviser, et Beethoven, pour savoir ce que c'était vraiment que la musique de ce temps-là ! Nous sentons bien qu'il nous manque quelque chose, quelque chose qui ne se trouve ni dans les partitions, ni dans les disques ou les concerts, quelque chose comme un secret que le compositeur n'a partagé qu'avec ses amis ou ses contemporains. La cadence est en quelque sorte le prolongement intime du concerto, une ouverture sur la musique qui était dans l'esprit du compositeur, et qui est bien plus que ce que nous pouvons en savoir : ce qu'il aurait voulu ajouter, ses notes en bas de page, ses commentaires, ses digressions, ses remords, peut-être. Bien entendu, les cadences écrites aujourd'hui ou au XIXe siècle ne sont pas toujours fidèles aux compositeurs, comment le pourraient-elles ! Peu importe, je préfère une cadence imparfaite à celle que je connais par cœur. C'est le moment, qui importe ! La parenthèse (la fenêtre) qui s'ouvre…
Grâce soit rendue à Luca Belloni, ici, d'avoir provoqué en moi cette salutaire surprise. Une cadence est l'occasion, pour un interprète ou un compositeur, de laisser entendre ce qu'il entend d'un compositeur. Nous ne sommes pas toujours d'accord, bien entendu, mais l'important est de voir des lignes qui, partant d'un texte, vont ailleurs, plus loin, déplacent le centre de gravité de notre regard (de notre écoute) et nous permettent d'entendre l'œuvre depuis un autre point de vue, depuis une origine inaperçue. Ce déplacement est une chance, car nous avons toujours tendance à nous installer dans une lecture paresseuse des œuvres avec lesquelles nous entretenons une relation au long cours. Le 21e ? Je connais. Mais non ! Jamais… Qui peut prétendre connaître un concerto de Mozart ? Je me rappelle (un peu) mes premières écoutes soutenues de ce concerto, quand j'avais seize ans, et je voudrais retrouver mon émotion. Je me revois, dans le studio de la Closerie, seul, en été, avec les disques de Barenboim. Quelle incroyable découverte, pour moi qui alors croyais ne pas aimer Mozart ! Comme Chopin, je l'avais aimé très jeune, puis j'avais cessé de l'aimer, le trouvant « trop simple ». Oui, trop simple… Il faut admettre sa propre bêtise, car c'est seulement grâce à elle qu'on a une petite chance de parvenir à voir et à entendre vraiment, quand on trouve la force d'y revenir. Pour ce qui me concerne, c'est toujours dans la reprise que le sens apparaît, c'est à la réexposition, que je commence un peu à comprendre — c'est sans doute pour cela que j'aime tant la forme sonate. Il faut d'abord avoir accepté de se laisser perdre par le développement, pour avoir la chance de trouver — enfin — un chemin qui soit singulier ; et il n'y a que dans la singularité vraie que nous sommes en mesure de rencontrer autrui.
La cadence, c'est précisément la singularité qui rencontre la singularité, c'est un point de jonction, c'est un seuil qui nous permet d'entrer enfin dans la vérité de l'œuvre — la vérité pour nous — ou, si l'on préfère, c'est un détour, et les détours sont toujours le plus sûr moyen d'en revenir à l'essentiel. Celui qui ne se perd pas ne se trouve pas. En français, la croisée signifie le point d'intersection aussi bien que la fenêtre, ce par quoi le dehors rencontre le dedans, ce qui ouvre la demeure sur le paysage, le point sur la surface, les relie, leur donne un sens plus haut, plus poétique, une abscisse et une ordonnée dans l'ordre de l'être. Je n'avais jamais entendu parler de Luca Belloni avant hier. Je ne sais rien de lui, sinon qu'il est compositeur et qu'il a une cinquantaine d'années, qu'il est italien, mais il est ici, avec moi, avec Mozart, avec Elizabeth Sombart, avec la lumière de ce dimanche après-midi d'octobre. C'est bien suffisant. J'écoute ces quatre concertos (le ré mineur, l'ut majeur, le la majeur et le si bémol majeur), quatre des plus sublimes œuvres du répertoire, et je me rends compte que c'est inespéré, au sens propre : je n'espérais pas tant de joie.
Il se trouve qu'au moment où j'écris ces quelques lignes, on me fait lire une lettre de Marcel Proust adressée à Anna de Noailles en 1905, une lettre absolument extraordinaire, dans laquelle Proust demande à sa correspondante de « cesser d'être aussi gentille » car, dit-il, il « en mourrait »… J'ai bien envie de demander à Mozart de cesser d'être aussi bon avec moi, car moi aussi j'aurais peur qu'il se moque de moi. Nous sommes tous autant que nous sommes les sujets de notre inconscient : le mien parle aujourd'hui dans une langue joyeuse et mozartienne. Je me laisse faire et j'écoute.