dimanche 21 juillet 2019

OK Google ! ou La Journée du chef de gare


Un contradicteur, sur Facebook, m'explique que c'est par "tradition française" qu'on dit « vingt-deux heures » plutôt que « dix heures du soir ». 

C'est amusant, ça. Parce qu'ils ont la mémoire (extrêmement) courte, ils pensent donc ainsi s'opposer au modèle anglo-saxon. Mais dans mon enfance et dans ma jeunesse, on disait bien « dix heures du soir », et pas du tout « vingt-deux heures ». Ce n'est pas parce qu'on ne connaît pas les traditions qu'il faut affirmer qu'elles n'existent pas. Il y a aussi que les horloges ont changé. L'horloge "analogique" — comme ils disent, mais, bien que le terme soit moche, ce n'est pas faux — c'est deux fois douze heures. L'horloge "numérique", c'est une fois vingt-quatre heures. Est-ce que les enfants d'aujourd'hui savent encore lire l'heure sur une horloge ("analogique") ? Une journée est bien divisée en deux parties. La journée n'est pas quelque chose de continu. 

Notre temps était strié, découpé (par heure, par demi-heure, par quart-d'heure, au mieux par tranches de cinq minutes). C'était grossier, si l'on veut, mais c'était adapté à un "sentiment" humain. Le temps divisé en minutes, ça ne veut rien dire. Personne ne peut dire, par exemple : « Tiens, il doit être douze heures quarante-sept » alors que nous disions facilement : « Tiens, il doit être une heure moins le quart. » Trop de précision annule la sensation du temps, et, surtout, ôte toute poésie à la langue. Personnellement, à chaque fois que j'entends quelqu'un me dire qu'il est « seize heures trente-deux », je m'attends à voir entrer un train en gare.

On pourrait penser que cette question est tout à fait mineure, et qu'il est indifférent de dire « vingt-deux heures » plutôt que « dix heures du soir ». Je ne trouve pas. Ce sont bien deux conceptions du temps, des journées, et finalement de la vie, qui s'affrontent. Deux conceptions de la langue, aussi, mais c'est la même chose. L'une est proche de la vie, de la sensation, de l'humain, et l'autre est proche du nombre, du calcul, des machines, du commerce, de la Boutique universelle ; en un mot, de l'échange sans limite.

La fonction de marqueur social de la langue est d'une certaine manière plus que jamais d'actualité. D'une certaine manière seulement, puisque les tenants du « 22h » contre ceux du « dix heures du soir » sont de très loin les plus nombreux. Ce n'est même pas qu'ils sont les plus nombreux, c'est qu'ils occupent, seuls, le terrain, à de rares exceptions près. D'une certaine manière, puisque les classes sociales ont disparu, absorbées par la classe unique qui règne aujourd'hui sans partage, la petite-bourgeoisie. Le "22h" est éminemment petit-bourgeois. 

(On hésite toujours à parler de ces sujets, parce qu'on est sûr, le faisant, d'encourir l'accusation d'élitisme, de purisme, et de ne chercher qu'à se distinguer de la masse. Il s'agit bien de cela, en effet. Dans notre esprit, la distinction n'a pas le caractère péjoratif qui est aujourd'hui consacré par la morale commune, après avoir fait le détour par Pierre Bourdieu. Mais ce vocable de distinction, de distingué, est intéressant, dans son paradoxe. Oui, il s'agit bien de ça, il s'agit bien de vouloir se distinguer, ou, plutôt d'être distingué. Quand ma mère disait de quelqu'un qu'il était distingué, c'était un grand compliment, dans sa bouche, qui signifiait que cette personne était le contraire d'une personne vulgaire. Mais, la distinction, en ce temps-là, consistait entre autre chose, à ne pas vouloir se distinguer. Chercher à se distinguer, c'était justement le comble de la vulgarité. Se faire remarquer était mal vu. S'il y avait quelque originalité en nous, il fallait le plus possible la cacher, cette originalité, ou, en tout cas, ne pas la mettre en valeur, ne pas l'imposer à la vue de l'autre. La langue qu'on parlait, la langue qu'on voulait parler, était une langue qui n'avait avec la langue commune que des rapports lâches, certes, mais on pensait par là se mettre à l'abri et de la vulgarité et de l'originalité. D'une certaine manière, on faisait corps, on appartenait à son milieu, à sa classe sociale, mais cela nous n'en étions pas conscients, avant que les premiers gros-mots et expressions ordurières viennent à nos oreilles, nous signalant qu'une autre langue existait, et qu'elle pouvait avoir bien des attraits elle aussi. Seulement, la langue commune n'est pas faite que de gros mots et d'expressions ordurières, elle est surtout faite de paresse, de relâchement, de répétitions, d'effets de mode, et d'inattention au style — c'est-à-dire à la distinction. Je ne confonds pas ici la langue commune et la langue populaire. La langue populaire était singulière, riche, imagée, et souvent profonde, elle avait un rythme et des couleurs, une précision et des hardiesses, qui la rendaient précieuse et séduisante, quand la langue commune est un brouet indigeste et fadasse, bête, borborygme psalmodié dont la transe provient de la répétition hébétée de syntagmes vidés de toute substance. Je dis qu'on hésite toujours à en parler, de ces sujets, mais je ne parle que de ça. 

(Il y a longtemps que je me fiche éperdument du reproche qu'on fait à ceux qui écoutent les autres parler — je veux dire qui écoutent autant, sinon plus, la forme que le fond. Ce reproche est pour moi l'un des plus bêtes qui soient ; il ne faut pas avoir peur de le mépriser. Plus ça va plus la langue devient le sujet non pas central, mais unique. Tout le reste en dépend, quand on y réfléchit bien. Tout passe pas les mots, par les phrases, même le rêve, même la douleur, même l'amour… Il n'y a guère que la musique qui peut s'affranchir de cette sorte de deuxième (ou première) peau. Laissons cela…))

"Petit-bourgeois", qu'est-ce ? C'est numéroter les heures de la journée comme le fait un chef de gare, mais c'est surtout l'impossibilité de se décoller de sa propre langue, de s'écouter, de sortir de soi pour s'observer, c'est penser qu'il n'existe pas d'autre manière de vivre et de penser que la sienne. Petit-bourgeois, c'est le smartphone, qui fait tout, qui remplace tout (l'appareil photo, le carnet, le courrier, la calculatrice, l'horloge, la montre, le réveil-matin, le chronomètre, l'argent, le bistrot, la télévision, le cinéma, le miroir, la radio, le Collège de France, l'album photos, le guichet de la banque, le magnétophone, la lampe de poche, l'encyclopédie, le dictionnaire, le plan de la ville ou du pays, le livre, la partition, l'agora, le journal, le métronome, le diapason, le cardiographe, le thermomètre, le baromètre, le détecteur de mensonges, le traducteur, le compteur de vitesse, etc.), qui se substitue à tout le reste, même au corps d'une femme, qui vous arraisonne, qui vous fixe, qui vous hypnotise, qui vous vide de votre substance, qui vous explique comment vivre, tout cela bien entendu au nom du "pratique", du "commode", du "facile", qui sont les catégories petites-bourgeoises par excellence. Ce n'est pas un hasard si cette époque, gouvernée par la petite-bourgeoisie dictatoriale et mondialisée, a élu le smartphone comme l'objet-roi, comme le totem ultime, comme l'instrument des instruments, celui qui les résume tous. « C'est pratique ! » Tout passe désormais par un écran de 6 pouces, tout est là, enfermé dans quelques millimètres carrés de silicium et quelques centimètres carrés de plastique. On pourrait trouver cela dérisoire… Ça l'est. Le smartphone est un outil intelligent qui a besoin de toute notre bêtise pour fonctionner. Le smartphone vous retient, vous empêche de vous décoller de vous-même, il vous aspire, il vous suce la moelle et vous rend aphone. C'est bien d'un dieu que nous parlons, un dieu exigeant, tyrannique et capricieux. Chaque époque a les dieux qu'elle mérite, mais tout de même, si l'on avait dit à nos parents que nous nous prosternerions devant un jouet de plastique qu'on jette à la poubelle tous les six mois… Le smartphone est évidemment un objet typiquement adolescent, mais comme il n'y a plus que des adolescents (des "ados"), tout le monde vénère le dieu Smartphone. « Avoir du réseau » c'est être relié à Dieu. La transcendance adolescente a son code PIN(e), entre technologie et pornographie. Notre civilisation est adolescente et petite-bourgeoisie, plastique et pratique, numérique et aphone, bêta et communicante, arrogante et naïve, toc et mastoc, illettrée et sinistrée, châtrée et vautrée, violente et indolente.

Peut-on réellement imaginer que certains humains, qu'on ne distingue pas à l'œil nu dans la rue, qui peuvent même, qui sait, s'avérer être des personnes sympathiques et agréables, s'adressent à un bout de plastique en le saluant d'un : « OK ! Google ! », qu'ils soient assez aliénés et assez fous pour s'adresser à l'un des empires commerciaux les plus monstrueux que le monde ait connus et qu'ils lui fassent allégeance, par ce salut même, par cette adresse d'un ridicule achevé qui les met plus bas que terre ? C'est difficile à croire, mais c'est pourtant la réalité. Ils s'adressent à leur maître. Ils le salue, et ce sésame ridicule (« OK ! Google ! ») les place de facto dans la situation du soldat qui lève et tend le bras pour saluer le drapeau qu'on sait. Qui est au service de qui ?

Mais quel rapport, me direz-vous ? Quel rapport avec les horloges, quel rapport avec la langue, quel rapport avec la petite-bourgeoisie ? Je vous répondrai que si vous ne le voyez pas, ce n'est pas la peine que je vous l'explique, car vous ne le verrez pas mieux. Il n'existe aucune manière d'être distingué en tenant son smartphone à la main. Avez-vous remarqué cette posture, ce "geste" de la main qu'obligent à faire les nouveaux smartphones, qui sont presque aussi grands que des menus de restaurant et plus grands qu'un carnet de Marcel Proust ? Avez-vous vu cette main ouverte, paume vers soi, pouce en l'air ? L'esthétique (et la morale) des objets n'est pas seulement attachée à l'objet, elle dépend également des postures et des gestes qu'il oblige à faire. Chaque objet, chaque instrument, chaque outil porte avec lui un monde d'attitudes, de pensées, de réflexes. Un violoniste qui joue de son instrument, debout, est beau. Un pianiste qui se confronte à son piano est beau. Un homme qui peint devant son chevalet est beau. Un homme à cheval est beau. Un ouvrier qui travaille dans une fonderie est beau. Un balayeur dans la rue, ce qu'on appelait jadis un cantonnier, est beau. Une femme qui tient son portable en main est laide, surtout quand elle est avachie en jogging sur un canapé, en train de liker nonchalamment ou de déposer des smileys qui lui évitent de faire une phrase. Les premiers téléphones étaient accrochés au mur. On devait se tenir debout près d'eux, pour téléphoner, et la conséquence de cette position était qu'on ne restait pas longtemps à parler dans le cornet de bakélite. On peut désormais téléphoner en conduisant, en dormant, en mangeant, en faisant l'amour, au déféquant, en prenant son bain, en faisant son ménage, en passant son bac, en mourant dans une tour en flammes ou dans un avion qui tombe. On voit le progrès. La miniaturisation et la praticité (pardon pour le néologisme) unanimement saluées et désirées ont des conséquences incalculables.

On en revient toujours là, à l'esthétique et à la morale. D'un point de vue pratique, il est incontestable que « vingt-deux heures » est efficace, précis, sans contresens possible. Mais cette efficacité et cette précision ne portent en elles aucune histoire, aucune esthétique, aucun roman vrai. Dans « dix heures du soir » passe un peu de la littérature, un peu du savoir-vivre à la française, un peu des étés à la campagne, un peu de notre enfance, un peu de mémoire, et même un peu d'intelligence. Et surtout un peu d'ailleurs, un peu de non-appartenance à l'époque. Autant dire un peu de plaisir.