samedi 18 août 2018

L'étreinte


L'étreinte serait le premier et le dernier mot, le premier et le dernier geste. Quand elle pose ses mains sur mon dos, un bien-être profond m'envahit.

Certains font à tout propos des gestes immenses, et se trouvent fort démunis lorsque survient l'acmé du désir. Le souffle est une étreinte sans possession. D'autres ne bougent que d'un œil pour mener leurs troupes, et quand leur bâton se lève, on sait à quoi s'en tenir. Les propriétaires de chiens mal élevés sont mal élevés, comme les parents d'enfants mal élevés sont mal élevés ; ils ne comprennent donc pas du tout le problème que vous avez avec leur chien qui aboie continuellement, car ils n'entendent tout simplement pas l'aboiement continuel de leur chien, pas plus qu'ils n'entendent les cris de leurs enfants dans la piscine ou dans le wagon de train. Elle me dit : Je suis andalouse. Jadis, elle se serait contentée de dire : Je suis espagnole.

Elle appuie sur mon psoas, jusqu'à la douleur, et j'attends cette douleur avec une joie anticipée. Ses mains sont le visage de l'Andalouse. Si j'étais lettriste, tout serait plus simple. Les sentiments, c'est comme la direction d'orchestre.

Nous disions : « Je suis français. » Aujourd'hui, les gens sont savoyards, bretons, normands, ou marseillais. À l'autre extrémité, il y a ceux qui sont européens, et puis, bien sûr, ceux qui ne sont que des humains sans appartenance nationale, ceux du village global, les bidons-compatibles… Ces derniers, d'ailleurs, sont en passe d'être supplantés par les êtres-vivants, sans notion d'espèce, de race, de genre, ne parlons même pas de patrie.

L'Alcazaba, les palais nasrides, le Généralife, ses jardins, et le palais de Charles Quint constituent ce qu'on nomme l'Alhambra (Al-Ḥamrā signifie "la rouge"). Je suis allé là-bas, à Grenade, j'y ai passé deux jours, et je n'ai rien vu. Oh, j'ai pourtant ouvert mes yeux bien grands, et j'ai pris mon temps, mais, aurais-je pris huit jours pour visiter l'Alhambra que je n'aurais rien vu. Pour voir, il faut commencer par savoir. Pour être, il faut commencer par hériter. J'ai perdu la naïveté de mes vingt ans, quand, voyageant, j'avais l'impression de découvrir le monde, ou au moins des mondes. Je n'ai rien vu, alors, et je ne vois toujours pas, aujourd'hui. J'ai tourné mon regard vers l'intérieur parce que je savais être incapable de voir ce que je voyais.

Pour être il faut commencer par ne pas être soi-même, de la même manière que pour former son goût il faut commencer par ne pas en avoir ; pour être enfin français, il a fallu en passer par la négation de cette dette, de cet héritage, de ce legs et de ces rêves. Ça vient quand on ne s'y attend plus, parce que l'incroyable fragilité de tout cela ne nous apparaît que très tard. Alors qu'on pensait se mouvoir dans un convoi d'airain, on découvre que les liens qui nous retiennent sont si minces qu'ils en deviennent invisibles. Le père est depuis longtemps absent, et quant aux autres, on doute de leur existence.

À chaque étreinte nouvelle, le pacte semble se reconstituer instantanément, mais nous savons, désormais, qu'il s'agit d'une illusion. Il a fallu qu'une kiné andalouse appuie sur mon psoas gauche pour que comprenne que j'étais en train de mourir – et donc de vivre. Si j'étais lettriste, mes organes seraient autant de mots dont je ferais des poèmes, et je n'aurais pas à me débattre avec des phrases qui ne vont nulle part. Ne restent que les gestes avec lesquels nous avons voulu posséder ce qu'il est impossible de posséder : les autres ne comptent pas.

Faire des gestes infimes, au jardin, près des arbres et sous le regard des pies, car le silence est un seuil, et nous n'avons personne à embrasser, que les phrases et les odeurs. Même assis, sans paroles, je noie mon visage dans son souffle. Elle m'étreint et mon visage disparaît.

Mes bras sont douloureux, parce que j'ai volé de quatre à neuf heures du matin. Où es-tu ?