« Je dus reconnaître que je n'étais pas capable
de former un récit avec ces événements.
J'avais perdu le sens de l'histoire,
cela arrive dans bien des maladies. »
L'avenir lointain ne m'a pas rattrapé, pas encore, mais il est là, tout proche ; je le sens, je le pressens, je l'entends, à l'extérieur de la demeure. Ce n'est pas l'Avenir-lointain de tout le monde, c'est mon avenir-lointain ; c'est le mien. Jusqu'à présent, j'ai réussi à le tenir à l'extérieur de moi ; j'ai les bras tendus et je le maintiens à distance. Vivre, c'est avoir les bras tendus devant soi. Mais j'entends son grésillement mat, son souffle, cette espèce de chuintement doux et inquiétant qu'il produit quand il veut que je sache qu'il est là. Tous les soirs, je ferme la maison, je ferme les volets, et je me dis qu'il va rester dehors, à attendre en vain. Il ne pourra pas entrer. Je ne le permettrai pas. Je me raconte que mon avenir-lointain a besoin de ma permission pour entrer en contact avec moi.
Comme il ne concerne que moi, personne ne le voit, personne ne l'entend, et, quand j'en parle, ils me prennent pour un fou. Mais lui et moi nous savons bien que nous ne sommes pas fous. Nous nous connaissons. Je pense qu'il m'a toujours connu, depuis que je suis sorti du ventre de ma mère, à la clinique des Hutins, mais moi, j'ai mis très longtemps avant de seulement soupçonner son existence. Depuis quelques années, je le reconnais sans difficulté : il m'a aidé à le reconnaître, il s'est présenté à moi, par petites touches. Petit à petit, il est devenu familier, et maintenant, je le fréquente, et je le connais assez bien, mon avenir-lointain. Il me ressemble énormément. Ce que j'ai compris, peu à peu, c'est que plus il me ressemble plus il est dangereux : le jour où l'on ne pourra plus faire de différence entre nous, ce jour-là sera mon dernier jour.
Tous, ils disent : la mort arrive par surprise, et toujours au mauvais moment. Mais c'est faux. La mort s'annonce, elle ne cesse de s'annoncer (qu'est-ce donc que les maladies, qu'est-ce donc que le bienheureux et si indispensable sommeil, qu'est-ce donc que l'art ?). La mort est courtoise, et si elle nous paraît grossière, ou brutale, c'est uniquement parce que nous l'ignorons, que nous ignorons les signes qu'elle émet en permanence. Car la mort nous parle constamment. Il suffit de prêter l'oreille. Mais combien d'entre nous veulent l'entendre ? Combien d'entre nous prêtent l'oreille à leur avenir-lointain ?
Pourquoi les autres croient-ils ne jamais voir l'Avenir-lointain ? Parce que, voyant seulement le leur, ils s'imaginent qu'ils se trompent, ils pensent qu'il s'agit d'un mirage : si les autres ne le voient pas, c'est qu'il n'existe pas. Leur erreur vient du fait qu'ils croient que l'avenir-lointain est un bien commun ; or le bien commun est ce que vous partagez avec vos contemporains : si vos contemporains n'ont pas connaissance de ce bien commun, c'est qu'il n'existe pas. Ce sont les prémisses de leur raisonnement, qui sont fausses. L'avenir-lointain n'est pas un bien commun, c'est un bien propre, impartageable, dont la connaissance ne se transmet pas. C'est la vie, qui est une illusion collective. La mort est la seule réalité. C'est le présent qui n'existe pas, et c'est l'avenir qui est notre vérité. L'avenir-lointain est ce point tout puissant à partir duquel notre vie est organisée, auquel elle est arrimée. À notre naissance, l'avenir-lointain s'active, et l'élastique se tend : le temps, alors, est créé (nous vivons à l'envers). On sait que le temps est institué pour telle personne à l'instant même où cette personne crie : car, à cet instant précis, elle sait ce qu'il en est, elle voit le terme, qu'elle oubliera aussitôt que son cri cessera.
Qu'est-ce que le temps ? C'est la distance qui sépare un homme de son avenir-lointain modulée par la conscience des répétitions. Cette distance décroît irrémédiablement, tout au long d'une vie humaine. Cela nous le savons. Ce que nous ignorons, c'est la vitesse à laquelle cette distance décroît. Cette vitesse n'est pas uniforme, car l'homme est un être gouverné par le rythme. Elle est souvent très faible, presque inexistante, puis elle a des accélérations foudroyantes ; et même des pauses. C'est un peu comme dans la musique polyphonique : toutes les voix n'avancent pas à la même allure ; il y a des voix rapides, des voix lentes, des voix régulières, des voix irrégulières, des voix syncopées, des voix morcelées, mais toutes, elles avancent et s'acheminent vers le terme.
« Veillez donc, puisque vous ne savez ni le jour, ni l'heure. » Jésus s'adresse à des hommes, donc à des êtres qui ne peuvent entendre leur avenir-lointain, obsédés qu'ils sont par les rythmes qu'ils produisent. Savoir le jour et l'heure où le Seigneur viendra, c'est savoir écouter simultanément toutes les voix qui en nous avancent à des vitesses différentes. La voix du sang, la voix des générations, la voix de la race, la voix des nerfs, la voix de l'âme, la voix de l'amour, la voix de la terreur, toute cette polyphonie grouillante parle en nous constamment. Mais qui se soucie encore de polyphonie, de nos jours ?
Y a-t-il une différence entre le Seigneur et notre avenir-lointain ? Oui, il y en a autant qu'entre le Commencement et la Fin. Mais la faculté de discerner la fin du commencement n'est pas donnée à l'homme. À la fin, jour et nuit se confondent, silence et musique sont une seule et même chose. On peut enfin baisser les bras et se ressembler parfaitement.
Y a-t-il une différence entre le Seigneur et notre avenir-lointain ? Oui, il y en a autant qu'entre le Commencement et la Fin. Mais la faculté de discerner la fin du commencement n'est pas donnée à l'homme. À la fin, jour et nuit se confondent, silence et musique sont une seule et même chose. On peut enfin baisser les bras et se ressembler parfaitement.