samedi 20 mai 2017

Quel cinéma !


Je n'aime pas le cinéma, qui n'a jamais pour moi accédé au statut d'art véritable – même si bien sûr il y a de méritantes exceptions. Hier-soir j'ai regardé Exhibition (1975) de Jean-François Davy, avec la fameuse Claudine Beccarie, film que j'avais raté à l'époque. Je n'ai pas peur de dire que je suis plus intéressé par ce genre de cinéma que par celui qui aujourd'hui se prend pour de l'art. Eux, au moins, cherchaient quelque chose, qu'ils étaient très loin de trouver, certes, mais qui continue de pointer son nez sous nos latitudes post-modernes. 

Le sexuel a été aboli, recouvert qu'il est désormais par la pornographie et la médicalisation dogmatique de nos passions et chagrins. Même dans la sphère intime, qu'on croyait un peu protégée du mensonge idéologique, se voit de plus en plus clairement une cécité féroce et désespérée qui gâche toutes les tentatives de rapprochement entre les êtres. 

Le mensonge – très proche de la vérité, comme le plus souvent – n'a jamais été aussi impérial et coalescent. Il s'est largement métastasé et infiltre désormais toutes les strates du discours, des actes, des gestes et des choix, et le désir ne réussit que très rarement à se connaître, empêché qu'il est par une langue totalement soumise à la mort et la répétition.

Tu sais que j'essaie toujours de te parler avec le plus de véracité possible, et pourtant tu ne m'écoutes pas. À la réflexion, c'est peut-être la raison pour laquelle tu ne m'entends pas. Je vois bien que tu n'as aucune idée de ce que tu es, il t'est impossible de le cacher.

« Il se leva, fit un salut et chanta :
Quand on n’a pas ce que l’on aime
Il faut aimer ce que l’on a.
Il fit un salut et se rassit. »

Le problème est de savoir ce qu'on aime. Ce qu'on désire. Quel être est en nous qui désire s'agrandir, pousser vers le ciel, vers l'ombre bienheureuse et la Joie profonde. Ce serait bien s’il y avait moyen de se tirer soi-même de soi-même mais on ne tire que des rêves interrompus et des vers torves qui nous renseignent autant sur le possible et le souhaitable que les livres le font pour les mouches qui volent dans les travées d'une bibliothèque.

On aimerait bien sauter l'inévitable étape de la haine (la haine est évidemment trop dire, mais enfin, disons la haine, pour l'instant…) qui n'est que le signe de notre bêtise propre, cette haine qui suit l'amour défait, malmené, méprisé, ridiculisé, cette amertume affreuse qui suit l'amour comme une traîne inévitable et morbide, mais voilà, c'est impossible. Comment ne pas être amer quand tout nous indique notre propre bêtise, cette bêtise qui immanquablement nous ramène au point de départ quand nous avions soif de voyage. L'amertume n'est en réalité que l'envers de la lucidité, cette clairvoyance qui nous fait à chaque fois (ou neuf fois sur dix) voir les choses très clairement au commencement, dans une lumière crue mais innocente. Tout est donné, dans ces commencements, tout est là, en pleine lumière, il n'y a qu'à voir l'ébauche se détacher du fond. Ce n'est qu'ensuite que la chose se complique de ce brouillage social et psychologique inéluctable qui tient pourtant de la raison et de l'intelligence : on pondère, on accommode, on contextualise, on relativise, et toutes ces opérations qui devraient normalement nous permettre d'apprécier l'autre dans sa complexité et sa singularité nous le font perdre de vue complètement. La vérité s'éloigne du même mouvement qui amène l'intelligence et la parole. Souvent, le plus souvent, l'autre qui se pare de toute cette noble complexité n'est que ce qu'il paraît être et la soi-disant complexité qui l'habille n'est que le flou qu'un regard imprécis et lâche pose sur sa cible.

Pourquoi la haine ? Sans doute parce qu'elle garde en elle encore un peu du goût puissant de l'amour, ce goût auquel il est si difficile de renoncer une fois qu'on l'a eu en bouche. On pourrait bien sûr sauter cette étape et passer directement à l'indifférence qui suivra inéluctablement, on se sentirait plus intelligent, plus civilisé, mais l'amertume, je crois, provient de cette clairvoyance injustement discréditée qui nous donne à chaque fois ce terrible handicap sur le temps de la psychologie. L'oubli et l'indifférence qui l'accompagnent ne sont pas placés très haut dans notre système de valeurs, considérés qu'ils sont comme une faiblesse, comme une lâcheté, comme une impuissance, comme la morne veulerie ordinaire de ceux qui manquent d'ambition ontologique. On le sait, il y a une bêtise de l'intelligence, mais comment appeler cette incroyable bêtise du capon qui se déguise en intelligent — et qui l'est, bien sûr, en un sens, puisqu'ainsi il s'épargne (ou du moins le croit) ? Pourquoi la haine ? Eh bien justement parce que ces mollesses du cœur qui s'effraient d'un rien nous répugnent au-delà de tout ce qu'il est possible d'exprimer, parce qu'on a osé appeler amour un banal élan hors de la voie tracée, parce que le sentiment n'était rien d'autre que du sentimental. Il y a tromperie sur la marchandise, au minimum.

Le sexuel a été aboli ou est en passe de l'être, oui, je persiste et signe. Les femmes qui aiment faire l'amour sont de plus en plus rares. La plupart ne savent même pas de quoi il est question, d'ailleurs. Elles font oui de la tête et des cuisses mais elles sont déjà ailleurs, dans la parlote, dans le commentaire et la résistance intestinale. Je me souviens d'un temps où elles aimaient ça, où nous pouvions nous reposer sur elles du désastre mécanique qui habite presque tous les hommes, un temps où la drôlerie de l'acte favorisait l'improvisation concertante et la modulation humorale, où les mots et les gestes se combinaient en une puissante cocasserie à la fois tendre et désinvolte, joueuse et sérieuse, généreuse et désabusée. Pilule, SIDA, morale, pornographie omniprésente, images imprimées et ordinaires, il n'y a pas que les bordels qui ont fermé. Ce qui s'est rétracté, c'est toute l'imagination merveilleuse liée à la copulation et au désir, c'est ce qu'on nommait "le plaisir", dans les années 70 du siècle dernier. Ils sont tellement peu assurés de connaître ces choses-là, nos puceaux hystérico-numériques, qu'ils réclament constamment des mesures et des preuves, des chiffres et des croquis, l'éjaculation, masculine et féminine, comme un tampon sur l'acte. Montrez-nous le résultat ! Les stigmates. Bander, gueuler, gicler. Eh bien sûr, puisque le cinéma est passé par là ! Montrer l'immontrable, démontrer l'indémontrable, seule la semence-trace crève l'écran-crâne dans lequel nous habitons désormais en permanence. Fais pas ton cinéma, disions-nous, dans les années bénies où les femmes ne songeaient pas à s'épiler la touffe. Partout, on veut aller voir derrière l'écran, en coulisse, on i-érémise la douleur, le plaisir, la jouissance, la pensée, l'angoisse, la trouille, la perpendicularité homme-femme, la biologie des passions, le selfie branlatoire, l'œil n'est plus dans la tombe mais dans le vagin ou le trou-de-balle, belle victoire des atomes sur les cellules, de l'analyse sur la synthèse, du cliché sur l'imagination. Depuis que les adolescentes de tous les pays envoient par cam interposée leur trou du cul en trois dimensions à la terre entière en guise de CV, elles sont retombées en petite enfance, on voit ça aux peluches qui trônent sur leurs lits comme des ostensoirs censés les protéger de la disgrâce terminale. Rien de moins sexuel que ces exhibitions sans limites puisque personne ne touche. On couche virtuel : la vertu est sauve. Les nouvelles prostituées sont protégées des bites par les bits, enfermées dans les crânes technologiques hors-sol à haut débit, la carte bleue directement connectée au clitoris. Noli me tangere, sauf la Finance qui me fait gicler. Encore des frontières joliment abolies. Entre un éjaculat anonyme et une pluie de dollars, ça circule nuit et jour sur toute la planète, bruit liquide indifférencié, ça court dans les tuyaux, mais pas dans les corps. Cinéma ! Ils se font leur cinéma, en réseau, cinéma financé par des milliers de litres de foutre en perte, le Sopalin remplaçant le vagin. Infoutus de s'envoyer une lettre d'amour, ils copulent en croisant des pixels. L'exhibition ne montre plus que la panne générale du système impuissant et sans sujets. La scopophilie globale ne raconte plus d'histoires, elle tourne en boucle, informelle, hubrique plutôt que lubrique. Alors qu'elle recouvre tout, elle éteint tout, elle est un tout qui dissout les individus en une lave stérile et mélancolique. Derrière l'écran il n'y a que des machines, des décors au rebut, des câbles, beaucoup d'argent entassé, et une montagne de cadavres.

Reviens, Claudine !